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JEAN L'ECLOPE

La comtesse de Gruyère, jeune, belle, aimable et bonne, était désolée. Elle pleurait, priait et faisait d'abondantes aumônes. Elle envoyait même de nombreux pèlerins supplier les saints des oratoires de bien vouloir intercéder pour elle auprès de Dieu et de sa benoîte Mère. Elle voulait absolument obtenir ce qu'elle désirait.

Alors, comme aujourd'hui, dans la bonne petite ville haut perchée sur sa colline, toutes les femmes allaient, venaient et vaquaient à leurs occupations, entourées de cinq, six, huit, dix «moutards» bien portants, roses et joufflus. Et la comtesse n'avait pas d'enfant... Pas même une fillette!

La pauvre se désolait d'autant plus que les hommes de ces temps-là étaient légers et volages. Surtout quand ils n'avaient pas un petit garçon pour les retenir auprès de la maman...

 

Il y avait souvent fête et liesse au château. Les nobles donzelles et dames du voisinage s'y donnaient rendez-vous, et les jeunesses de la ville et des alentours se plaisaient à danser de joyeuses coraules sur les terrasses du vieux manoir.

Le comte était de toutes les réjouissances! Son épouse avait cru s'apercevoir qu'il se montrait aussi empressé auprès des nobles dames et donzelles qu'auprès d'elle.

Mais elle se méfiait surtout des yeux brillants et des coeurs enflammés des élégantes citadines et des jeunes paysannes avec lesquelles il aimait fort à danser et à plaisanter. Pour remédier à tant de maux et afin de posséder toute seule son seigneur et maître inconstant, elle voulait un fils.

Un gros garçon, rose, potelé et joufflu, comme en désire toute jeune épouse... Elle en voulait un...

 

Tandis que l'aimable comtesse de Gruyère se désolait ainsi, vivait en pays d'Intyamon un homme pauvre comme Job, mais heureux comme Crésus.

Il s'appelait Jean l'Éclopé. Toujours content, appuyé sur son long bâton noueux, il portait sa besace dans toute la Gruyère, de La Tour à Montbovon, La Valsainte à La Part-Dieu.

Il cheminait péniblement le long des sentiers ravinés et des chemins caillouteux en récitant dévotement son chapelet. Il ne passait jamais devant une chapelle sans y entrer pour prier longuement. Et, le soir venu, tant qu'une église était ouverte, il y restait en adoration.

On aimait à le voir arriver. Partout, il était le bienvenu, car il apportait avec lui le bonheur dans les familles. Aussi l'avait-on surnommé "le bon pauvre".

 

Inutile de dire que «le bon pauvre» recevait à lui seul, en plus que dix à la fois de ses congénères, et que son sac était promptement garni. Ainsi enrichi, il se montrait généreux et se faisait un plaisir de distribuer le contenu de sa besace à d'autres plus pauvres que lui. Puis, lorsqu'il avait tout donné, il poursuivait son chemin et recommençait à mendier...

Qui était Jean l'Éclopé? D'où venait-il?

Nul ne le sut jamais.

Long, maigre, la figure encadrée d'une longue barbe blanche, il avait fait un jour son apparition au pays de Gruyère et n'en était plus jamais reparti.

D'aucuns prétendaient que, sous ces haillons miséreux, se cachait un homme qui avait renoncé aux honneurs et à la fortune pour se sanctifier dans la pauvreté.

D'autres affirmaient que ce bon pauvre était un vieux militaire qui, capturé par les Maures, avait subi un long esclavage dont il avait été miraculeusement délivré à la suite d'un voeu. Certains croyaient savoir que c'était là un riche seigneur qui faisait pénitence de quelque grand manquement.

Beaucoup d'autres suppositions couraient de bouche en bouche. Mais, comme je l'ai déjà dit, on ne sut jamais d'où venait et qui était Jean l'Éclopé. 

 

C'était un bon pauvre et un saint homme, n'en demandons pas davantage!

Le carillon de la vieille église de Gruyères avait annoncé Noël. La nuit était froide et il neigeait à gros flocons. Après avoir jeûné la journée entière, comme le faisaient nos vieux pères, tous les gens du château, domesticité, garnison, comte et invités, faisaient fête. Un excellent souper maigre précédait les matines et un réveillon gras et pantagruélique devait les suivre.

On chantait donc des noëls au corps de garde où un boeuf entier tournait à la broche sous l'immense cheminée.

On chantait des noëls dans la grande cuisine de la domesticité.

On chantait des noëls en buvant et en devisant dans la grande salle des chevaliers.

Le château entier était en liesse de Noël.

Profitant de l'entrain général, la comtesse se glissa furtivement hors du château, et dans la nuit noire, s'en vint prier à la chapelle dédiée à saint Jean le Précurseur.

Là, laissant éclater la tristesse de son coeur, elle se mit avec ferveur à supplier celui qui était venu annoncer le Messie de bien vouloir intercéder pour elle auprès du petit Jésus. L'enfant divin, qui, en cette sainte nuit, ne peut rien refuser à ceux qui l'implorent humblement.

 

Elle pleurait à chaudes larmes...

Au fond de la chapelle, dans la profonde obscurité, elle n'avait pas aperçu Jean l'Éclopé, le bon pauvre qui, lui aussi, était venu prier saint Jean.

Il ne reconnut pas la jeune comtesse dans cette femme abîmée de douleur. Il crut que c'était une pauvresse,

comme lui. Qui, mourant de faim, venait confier ses peines à saint Jean.

Ému de pitié à la vue de tant de misère, il plonge sa large main dans sa besace et en sort le plus gros des morceaux de pain qu'elle contient...

S'avançant alors doucement vers la pauvresse, il le lui tend en disant: «Tenez et mangez, pauvre femme; cela vous consolera!» La comtesse reconnut aussitôt Jean l'Éclopé à sa voix. Se rappelant qu'il apportait la bénédiction dans les familles, elle crut trouver dans ces paroles comme la promesse que ses prières et ses larmes seraient enfin exaucées. Des deux mains, elle saisit le morceau de pain que le pauvre lui tend. Et, sans se faire connaître, elle sort précipitamment de la chapelle.

Radieuse comme au jour de ses fiançailles, elle vient s'asseoir à côté de son mari. Tous festoient, mais elle, ne voulant pas rompre son jeûne, se contente de boire un verre d'eau rougie et de manger un peu du pain noir dont le miséreux venait de lui faire l'aumône.

 

Minuit! C'est Noël! C'est Noël! Les joyeux carillons appellent les fidèles à l'antique église paroissiale.Toute la gent du château y accourt, comte et comtesse en tête, au milieu des cris d'allégresse de la bonne petite cité de Gruyères qui ne cesse de chanter: "Noël! Noël! Heureux Noël!"

La messe de minuit terminée, tout le monde s'en retourne au château pour réveillonner avec boudin frais, boeuf rôti, jambon salé, venaison, oies, poulet et dindes, ours, sanglier, cerf, chevreuil et chamois, le tout arrosé des meilleurs crus que le comte possédait dans les parages de Lavaux.
 

Il ne faut pas oublier que, dans ces vieux âges, la fête de Noël durait treize jours, sans compter le souper d'avant les matines. Pendant les douze premiers jours, on fêtait à qui le plus et à qui le mieux. Et le treizième jour, qui était la fête des Rois, on s'en donnait encore à coeur joie, comme si chacun eût grande repentance de ne pas avoir assez ripaillé jusque-là...

 

L'automne! L'année avait été bonne et les récoltes magnifiques. Après un heureux alpage, pâtres et troupeaux étaient redescendus dans la plaine. Les fruits mûrs, blancs, rouges, roses et dorés, étaient encore suspendus aux branches des arbres. Et les troupes vagabondes des enfants couraient le long des hautes haies pour cueillir les noisettes jaunes, prêtes à tomber dans la verdure.

Il y avait grande fête au château de Gruyères. Fête en ville, fête dans les villages, fête dans les hameaux, fête sur les hautes montagnes où brillaient cent feux de joie.

Nobles seigneurs et dames de haute lignée étaient accourus des environs, du pays de Vaud et même de Savoie pour assister à ces grandes réjouissances.

C'est qu'on avait baptisé ce jour-là, du nom de Jean, dans la chapelle du château, un héritier du comte de Gruyère, rose, joufflu et potelé à souhait. Et que la comtesse étrennait ses relevailles.

C'était fête au château! C'était fête dans l'Intyamon. Car le comte, pour célébrer l'heureux événement, remettait à ses sujets le quart des lods et des dîmes.

La garnison avait mis à la broche le boeuf des grandes solennités. Le vin coulait sur la grande terrasse où la jeunesse buvait et chantait en déroulant de nombreuses coraules. Il y avait grand festin à la salle des chevaliers...

Pour répondre à tous les compliments et félicitations des belles dames et des hauts seigneurs, la comtesse se hasarda à parler de l'aumône qu'elle avait reçue du bon pauvre, la nuit de Noël. Et des paroles pleines d'espérance qu'elle avait entendues. Et, pour prouver la véracité de ses dires, elle montra le reste du morceau de pain bis que lui avait donné Jean l'Éclopé.

Elle aurait bien aimé le garder en souvenir, quoiqu'il fût sec et racorni. Mais, hélas! il n'en resta bientôt miette. Car petites et grandes, brunes et blondes, jeunes ou d'âge mûr, toutes les nobles dames voulurent en goûter comme gage de bonheur et d'espérance. 

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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