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L'ERMITE DE LA GISETTA

Il y a deux ou trois cents ans, les armaillis de Gruyères s'en allaient déjà alper dans le Motélon. Et les habitants de cette vallée, alors très nombreux, savaient déjà distiller la gentiane (mais, les braves gens! ils ignoraient l'art de la frelater!). Cette gentiane du Motélon était d'une réputation qui n'avait d'égale que celle des truites de son "riô". Ah! la gentiane! quel nectar!...

Elixir du chasseur, trésor des montagnards, qui ranime la vie aux lèvres des vieillards, comme l'a chanté Rambert. Aux environs de l'année 1780, Jean-Pierre à Louis de Toudèlo, jeune homme de la cité de Gruyères, était

armailli aux Groins, pâturage et chalet situés au pied sud de la Dent-de-Broc.

Le dimanche précédent, il était allé dire bonjour à son

grand-père maternel, au hameau du Pré-aux-Cerfs, tout

près du col qui sépare la vallée du Motélon de celle du

Gros-Mont. Il y avait été cordialement reçu, en particulier par une

gentille cousine, sa promise, qu'il devait proposer comme telle à ses parents. De plus, une aimable tante lui avait fait cadeau d'une bouteille de gentiane pour qu'il l'offrît à son père à l'occasion de sa fete toute proche.

Deux démarches de première importance qui ne souffraient pas d'être différées! 

 

C'est pourquoi, le samedi soir, après avoir obtenu un congé et mis en ordre le train du chalet, le "galé" armailli bien lavé, bien peigné, mit sa chemise brodée aux manches plissées, revêtit son meilleur "bredzon", affermit sa "kapèta" sur l'oreille, alluma sa pipe et prit sa "krochèta", sa canne à poignée recourbée. Puis notre Jean-Pierre s'achemina vers le col des Macheruz pour descendre vers Gruyères, tout en rêvant fort à sa belle cousine Annette et en portant soigneusement sa précieuse bouteille de gentiane.

La nuit était très sombre. Mais les armaillis ignorent la peur et connaissent par coeur tous les accidents du sentier. Il avait dévalé les pâturages des Combes-dessus, des Combes-du-milieu et des Combes-dessous et courait en casse-cou sur le chemin qui serpente dans la forêt de la Gisetta. Il allait sortir du bois, près des rochers qui dominent le pâturage de ce nom quand, soudain, il se trouva en présence d'un spectacle imprévu.

Sous un appentis adossé à un mur en ruine, il vit, assis, un vieil homme barbu, vêtu d'une robe de bure, les pieds nus dans des sandales, la tête couverte d'un capuchon.

Bien qu'il tombât une petite pluie froide, le vieillard mystérieux s'en donnait à coeur joie de coudre une pièce d'étoffe, éclairé par la flamme vacillante d'une lampe à huile. Je me trompe en disant qu'il s'en donnait à coeur joie de coudre, car de grosses larmes coulaient de ses yeux fiévreux et roulaient sur son travail, tandis qu'il exhalait de longs soupirs.

Jean-Pierre le regarda travailler pendant quelques instants, puis il l'interpella: "Eh! bonsoir!"

Mais le tailleur ne bougea pas.

Le croyant sourd, Jean-Pierre se rapprocha de lui et dit d'une voix plus forte: "Eh! le tailleur, n'as-tu pas bientôt fini?"

Mais le tailleur ne remua pas davantage.

Et Jean-Pierre de lui crier plus fort encore: "Si tu ne veux pas parler, bois au moins une gorgée de gentiane à ma bouteille!"

Et il lui tendit le flacon.

Le pauvre tailleur sursauta, leva les bras au ciel, puis, tourné vers Jean-Pierre, il secoua la tête en signe de refus. Les larmes ruisselaient de ses yeux! "Ah! tu ne veux pas! Tu refuses! Crois-tu que Jean-Pierre à Louis à Théodule ait peur d'un tailleur?" Car Jean- Pierre trouvait inconcevable que l'on pût refuser de goûter à sa bouteille de gentiane, une bouteille qui venait du Pré-aux-Cerfs!

Offusqué de l'obstination de l'ermite, il s'enhardit et, d'un geste prompt, il lui mit le goulot de la bouteille sous le nez. A l'instant même, Jean-Pierre, donnant dix tours sur lui-même, fut projeté dans les buissons à vingt mètres plus bas. Quand il put se relever, penaud, hébété, ahuri et les membres endoloris, il regarda autour de lui. Tailleur et lumière avaient disparu! La nuit était noire, et il pleuvait à torrents. Il jugea prudent de ne pas s'attarder plus longtemps dans un pareil lieu. En courant, il fut bientôt au Pont- qui-branle, puis, comme un chamois, il gravit la pente abrupte de la Gîte des Gruyères. Hélas! il arriva à la maison paternelle vers une heure du matin dans un piteux état. Trempé, mouillé, crotté, déchiré, sans pipe, sans "crochète", sans "capète" et, pour comble de malheur, sans la précieuse bouteille de gentiane.

Plusieurs jours durant, il garda le lit, en proie à une fièvre ardente. Bien qu'il n'eût parlé qu'à sa mère, sa mésaventure s'était ébruitée dans la petite ville, et le bon vieux doyen - que Dieu le mette en gloire! - s'en vint le trouver et lui demanda de raconter bien exactement ce qui s'était passé.

Jean-Pierre lui conta tout, sans oublier de lui parler de sa gentille cousine Annette. Le bon doyen écouta attentivement, tout en caressant sa chère tabatière et en faisant de nombreux signes de tête.

Le récit achevé, il déclara: "Cette fois, je comprends... Depuis longtemps, quelque chose d'étrange se passe là-haut. Souvent, de ma fenêtre, j'y vois, pendant la nuit, une lumière qui m'intrigue fort. Tout s'explique maintenant. Voici comment: écoute bien!

Il y avait autrefois, au sommet du pâturage de la Gisetta, là où commence la forêt des Combes, adossés à un rocher, une petite chapelle et un ermitage consacrés à sainte Anne, la sainte qui, avec saint Jacques, pro- tège bergers et troupeaux.

Un vieux Gruérien, qui avait combattu en Terre sainte, les avait bâtis et était venu y habiter.

Prisonnier des musulmans, il avait fait voeu à la mère de la Vierge Marie de lui construire un oratoire et de se faire ermite si elle le délivrait et le rendait aux siens. Il fut exaucé et tint parole. Il choisit cet endroit solitaire d'où la vue plonge vers Gruyères et s'étend sur tout le pays d'Intyamon, ce pays qu'il avait regretté si fort au long de sa captivité et qu'il désespérait de revoir jamais. Et comme une eau fraîche sourd quelques pas plus bas, c'était l'endroit rêvé pour y séjourner en paix dans la prière. Il y vécut longtemps et mourut comme un saint.

Après lui, combien d'hommes se sont sanctifiés dans cet ermitage!

Le diable était même si jaloux et si furieux que, à maintes reprises, il détacha de la montagne des blocs de rocher pour écraser cellule et chapelle. La main de sainte Anne a fait dévier les uns et arrêter les autres. lls sont encore là, suspendus sur l'arête qui domine les ruines du sanctuaire. Ceux qui ont dévié sont épars sur le pré du Châtelet. Satan s'y prit alors d'une autre façon, car s'il y a de saints ermites, il y a aussi, par-ci par-là, de bien pauvres anachorètes. L'un d'eux, entre autres, l'avant-dernier, qu'on nommait Boucaret, venu je ne sais d'où, goûtait peu, semble-t-il, la solitude de son ermitage. Son métier de tailleur lui aurait permis de vivre tranquillement et pieusement dans sa cellule où les aumônes abondaient.

Mais hélas! cet ermite courait de veillées en veillées, de maisons en maisons, s'adonnait au jeu ou faisait vibrer son violon dans toutes les fêtes. Il avait tant couru et dilapidé tant d'argent qu'il se trouva, un hiver, sans souliers. Dans le protocole d'une séance bourgeoisiale, on peut même lire ceci que je cite de mémoire, car ce texte m'avait fait sourire: "Ordonné à frère Boucaret, saint ermite, une paire de souliers, à condition qu'il soit averti d'avoir à se mieux comporter, à vivre plus exemplairement, à ne pas fréquenter les tavernes des jours entiers."

Etant devenu infirme, il réfléchit à sa vie passée, il reconnut ses fautes, pria beaucoup et fit pénitence, mais la mort arriva bientôt.

D'après ce que tu me racontes, je dois supposer qu'il n'a pas encore tout expié. Là où il avait manqué à son devoir d'édifier ses semblables par ses prières et son labeur, le pauvre ermite, depuis plus d'un siècle, pendant les nuits pluvieuses et sombres, doit venir travailler, prier et pleurer. Tu as voulu ajouter à sa peine... il s'est faché. Je dirai des messes pour le repos de cette pauvre âme délaissée. J'en dirai aussi à la chapelle d'Epagny, où se trouvent encore l'autel de Sainte-Anne et la petite cloche qui étaient l'orgueil de cet ermitage." 

Dès qu'il fut remis de sa mésaventure, Jean-Pierre partit pour son chalet, passant par où il était venu. Près des buissons où le revenant l'avait si vigoureusement maltraité, il tenta de recouvrer son bien. Sa pipe gisait à terre, là où il avait provoqué le mystérieux tailleur, sa "crochette" était suspendue à la branche d'un hêtre situé en contrebas; dans sa "capette" retournée sens dessus dessous, au milieu des rameaux d'un coudrier, un écureuil avait croqué des noisettes. Quant à sa précieuse bouteille de gentiane... impossible d'en retrouver la moindre trace!

N'importe... Six mois après, Jean-Pierre le bel armailli, était l'heureux mari de sa gentille cousine Annette du Pré-aux-Cerfs. Lors du dîner de noce, à l'occasion d'une tournée de gentiane que le grand-père maternel offrit aux invités, Jean-Pierre raconta à nouveau sa rencontre avec le tailleur nocturne, mais ce fut une des dernières fois. Car, dès qu'il eut autour de lui une nombreuse progéniture, comme on aime à en voir en Gruyère, il n'eut guère le loisir de penser à l'ermite de la Gisetta, lequel, du reste, ne se montre plus. Grâce à la charité du bon doyen, il a obtenu dans l'autre monde son repos si longtemps attendu. 

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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