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LE LAC DU MONGERON

Caché dans un repli de la montagne, en dessus de Pringy ,petit hameau dépendant de l'antique cité féodale des comtes de Gruyère, à quelque distance de la sombre vallée des Albeuves qui conduit au Moléson se trouve le lac du Montgeron.

Il n'est pas grand, ce lac, qui reflète dans ses eaux toujours tranquilles les cimes des noirs sapins. Jamais violente tempête n'a agité ses ondes et jamais ses flots n'ont connu de tristes naufrages.

Vrai est-il d'ajouter que cette nappe d'eau a si peu d'étendue qu'on peut aisément en faire le tour en moins d'un demi... quart d'heure.

C'est une émeraude tombée au milieu des pâturages qui parent, de leur riche verdure, les contreforts du Moléson.

Si le lac du Montgeron n'est pas grand, il est, par contre, très profond. Et il est surtout des plus gracieux et des plus poétiques.

Ses bords sont émaillés des fleurs les plus variées. Pendant tout l'été les libellules capricieuses jouent et se poursuivent, sans trêve ni repos, sur ses eaux immobiles. Les troupeaux des chalets voisins, vaches, brebis, chèvres, moutons et jeunes veaux viennent tour à tour s'y désaltérer.

Le touriste aime aussi à se reposer sur ses rives fleuries.

Là, loin des bruits de la plaine, près des forêts mystérieuses,

entouré de hautes montagnes, il contemple, rêveur, le

magnifique panorama qui se déroule devant ses yeux.

L'ancienne capitale du pays de Gruyère, de nulle part, ne paraît plus coquette et plus mignonne. Avec son fier donjon, ses vieux remparts, ses tours, ses flèches, ses clochetons et ses maisons aux toits bigarrés, on dirait une petite ville endimanchée.

L'artiste peut contempler la pittoresque vallée de Charmey et la plaine ondulée de la Basse Gruyère qui, par leur contraste, forment le plus gracieux tableau. Il ne peut se lasser d'admirer l'immense couronne de sommets qui dominent les vallées depuis le Moléson, le gros Merlaz, la Dent du Bourgoz, la Dent du Chamois, la Dent de Broc, jusqu'aux nombreux vanils qui se dressent aux environs de Charmey.

Aimables étrangers, vous venez passer joyeusement une journée ensoleillée au bord du lac du Montgeron. Mais vous tous, jeunes et vieux, gentilles demoiselles et garçons tapageurs de la ville, gardez-vous de vous y trouver quand la nuit est tombée, car vous assisteriez à de terribles spectacles!

Quand tombe le jour, et que la nuit permet aux esprits méchants, aux revenants et à tous les autres êtres mystérieux, mauvais et malfaisants, de venir errer sur terre, les eaux du petit lac, devenues subitement noires comme de l'encre, commencent à se soulever très haut. Bientôt le lac entier n'est qu'une immense chaudière qui bouillonne en ondes énormes. Alors, du tréfonds de ces eaux noires, on entend monter de lugubres mugissements, semblables à ceux des taureaux en furie.

Des gémissements, des cris, des rugissements plus horribles que ceux des bêtes féroces.

Soudain, une vague plus haute que les autres vomit sur la rive du lac un être humain pantelant.

Poussant des cris désespérés, ce spectre hideux s'efforce aussitôt de fuir. Mais il n'a pas fait cent pas qu'une nouvelle vague, plus puissante que la première, vomit un autre monstre, un énorme taureau, incandescent. Mugissant et jetant des flammes par la bouche, les yeux, les oreilles, les naseaux, il se met aussitôt à la poursuite du premier spectre, qui fuit éperdûment autour du lac.

A ce moment, les ondes, une troisième fois soulevées, vomissent un nouveau monstre. C'est un spectre sanglant qui a plus ou moins une forme humaine. Dans sa tête, recouverte d'une peau de vache aux cornes encore adhérentes, est enfoncée une large cognée dont le long manche dressé en l'air semble la corne menaçante d'un animal fantastique. Ses bras sont chargés de clochettes, de ferrailles, de lourdes chaînes. Et ses mains portent deux flambeaux allumés. Il pousse des gémissements et des plaintes qui font frémir. Lui aussi cherche à s'enfuir, mais une force invisible le retient sur la triste rive. Affolé à la vue des deux autres monstres, il se sauve, il court, il vole. C'est le début de la course effrénée de trois êtres fantastiques, hideux, épouvantables qui, la nuit durant, se poursuivent en hurlant tout autour du lac du Montgeron. Tandis qu'au sommet des vieux sapins noirs qui bordent ce gouffre en ébullition, des oiseaux de nuit innombrables font entendre leurs cris lugubres et sinistres.

Il y a bien longtemps, bien longtemps, les habitants du "coin des éclairs" étaient des idolâtres.

Ils juraient comme des païens, criaient, tempêtaient, blasphémaient comme des possédés. Ils ne rêvaient que plaies et bosses et n'avaient surtout aucun respect du saint jour du dimanche. Ils étaient pourtant fort riches.

Un certain nombre de ces "Konétso" possédaient des pâturages en pays de Gruyère, où ils étaient fort mal vus, non pas tant du chef d'être propriétaires, que "parce qu'ils adoraient presque les faux dieux". Gérond, l'un d'eux, détenait toutes les montagnes qui dominent Pringy - de là le nom de Monts de Gérond, "Gerondii Montes" que les historiens trouvent dans les vieux parchemins des archives. C'était un homme fier, hautain, brutal, avare et inhumain.

Il ne croyait ni à Dieu ni à diable et se moquait insolemment des braves Gruériens à cause de leurs pratiques religieuses.

C'était, en un mot, l'impie dont l'unique dieu est la matière.

Bien que fort riche, il dirigeait lui-même son troupeau, travaillant comme deux pour s'enrichir encore davantage.

Dans les chalets de Gérond, non seulement on ne récitait jamais le chapelet le soir, près de l'âtre, mais les armaillis montaient invariablement se coucher sur le "cholè" sans dire un mot de prière.

Non seulement aucun homme ne descendait à Gruyères pour assister aux offices du saint jour; non seulement il n'y avait point de dimanche, mais on gardait pour le jour du Seigneur les travaux les plus bruyants, afin de scandaliser davantage les voisins et les bons Gruériens.

 

Cette année-là, la Fête de la Saint-Jacques, patron des armaillis, tomba sur un dimanche, ce qui, naturellement, en doublait la solennité. Tous les chalets étaient donc vides d'armaillis. On priait et on fêtait saint Jacques dans toute la Gruyère. 

Gérond, le mécréant, eut l'audace d'employer cette journée pour changer de pâturage avec son personnel et tout son troupeau. Il choisit même l'heure de la sortie de la messe de Gruyères pour quitter le chalet avec ses vaches qui sonnaient sonnailles et clochettes, et ses armaillis qui "liaubaient" et poussaient des cris de joie. Tandis que le troupeau s'en allait ainsi du Gros Montgeron aux Pontets, Gérond lui-même rentra au chalet pour faire le fromage, suivant la coutume. A chaque changement de pâturage, en effet, le maître armailli et le "buébo" (le garçon de chalet) demeurent après le départ du troupeau pour finir les ouvrages et mettre en ordre le chalet.

Assez tard dans la soirée, ayant terminé sa besogne, Gérond congédia le "bouébo" avec la troupe des porcs qui s'étaient disputé la dernière goutte de "cuétre", puis après une minutieuse inspection de son chalet, il se disposa lui-même au départ. Il chargea la lourde chaudière à fromage sur ses épaules et s'achemina vers le sentier qui monte en diagonale la pente très raide située au-dessus du lac. Il portait sa chaudière comme les armaillis ont coutume de transporter à la montagne cet ustensile peu commode. Grimpant péniblement le sentier tortueux, il était arrivé au-dessus du lac, là où la pente forme un immense entonnoir, quand il entendit, à quelque distance, le galop furieux d'un animal. C'était son grand taureau noir qui, mécontent sans doute de changer de pâturage, revenait à fond de train des Pontets au Montgeron.

Avant que Gérond ait eu le temps de se garer et de se débarrasser de son fardeau, la bête furieuse l'avait heurté avec une violence telle que, l'un des pieux qui la soutenaient s'étant brisé, la chaudière renversée engloutit brusquement son porteur et roula avec une vitesse extraordinaire vers le lac, toujours poursuivie par l'animal. Elle fit bientôt un bond énorme et alla tomber dans l'eau avec le malheureux qu'elle renfermait. Le taureau, comme possédé du démon, se précipita à sa suite dans les profondeurs du lac.

Les gens des chalets de l'Areina, de Plan Poncy et du Montcurâ, situés en face du Montgeron, avaient assisté de loin à cet épouvantable drame.

Ils accoururent, ainsi que bon nombre de Pringiens qui avaient entendu les cris de détresse, poussés par les serviteurs de Gérond venus à la poursuite du taureau. Utilisant pieux, perches, cordes et crochets pour amener le corps de Gérond et la chaudière à la surface de l'eau, tous ces hommes rivalisèrent de courage et d'efforts pendant la nuit entière. Mais, hélas! en vain. Jamais ils ne purent atteindre ni le malheureux ni la chaudière, tant les eaux étaient profondes.

La famille de la victime, ayant promis une forte récompense à celui qui parviendrait à repêcher son corps, les travaux continuèrent le lendemain, et même le surlendemain avec une nouvelle ardeur. Mais sans plus de résultat.

La troisième nuit étant venue, les hommes, même les plus intrépides, étant exténués de fatigue, s'endormirent au bord du lac.

Vers minuit, ils sont réveillés en sursaut par des cris effrayants. Obscurcis par le sommeil et l'épouvante, leurs yeux n'aperçoivent d'abord que deux flammes courant autour du lac. Si vite et si longtemps qu'un véritable cercle de feu semble tourner autour de la nappe d'eau.

Au bout d'un instant, la vision se précise. C'est Gérond, portant sa chaudière, qui fuit dans une course folle devant le taureau furieux. L'un et l'autre sont tout en feu!

Bien qu'intrépides, les pauvres diables venus là pour rechercher le corps de Gérond - et non pour assister au tragique spectacle de sa peine infernale - n'eurent plus qu'une pensée: fuir de toute la vitesse de leurs jambes. Mais une force mystérieuse les clouait sur place, ne leur permettant que d'ouvrir les yeux et la bouche.

Et Gérond en feu et le taureau en flammes, hurlant et mugissant, n'interrompirent leur course effrénée que lorsque le premier coup de l'angélus eut sonné à Gruyères.

Au son de la cloche, les deux monstres disparurent dans les eaux du lac et les membres des spectateurs terrifiés furent du coup déliés. Sans perdre une minute, les braves gens détalèrent à qui le plus vite vers Pringy. Où ils racontèrent le drame terrible dont ils avaient été les témoins involontaires. Tout le monde comprit alors pourquoi le corps de Gérond restait introuvable.

Les Pringiens qui, dans ces anciens temps déjà, étaient très respectueux du bien d'autrui, prudents, avisés et pratiques, se refusèrent dès lors à toutes nouvelles recherches.

Ils répondirent aux fils de Gérond:

"On ne sait jamais de qui on peut avoir besoin. Nous ne voulons pas indisposer le diable contre nous, en lui volant ce qui lui appartient. Gérond et son taureau sont à lui. Qu'il les garde."

 

Des siècles ont passé. Nous sommes maintenant à l'époque où le monde salue les victoires de Napoléon. Plus de cinquante générations d'armaillis se sont succédé dans les chalets de Montgeron, mais le souvenir de l'impie et de son châtiment est demeuré dans les mémoires, car les spectres enflammés n'ont cessé de réapparaître régulièrement aux abords du petit lac, surtout aux Quatre-Temps et le soir de la Saint-Jacques.

Parmi le personnel du chalet, cette année-là, se trouvait, comme second armailli, un vieux fromager du nom de Cornico. Bon travailleur, très à son affaire, il était plus craint qu'aimé des autres armaillis. Ayant passé sa jeunesse à l'étranger, roulé le monde de-ci, de-là, il croyait se faire valoir en contant ses exploits et en tournant les autres en ridicule. Vantard, hâbleur, grossier, il n'avait pas plus de religion que de coeur et son passe-temps favori consistait à humilier et taquiner le "bouébo" dont il avait fait son souffre-douleur. Celui-ci était un pauvre orphelin d'une quinzaine d'années, aussi illettré et fruste que robuste et honnête, aussi superstitieux que peu poltron. Il s'appelait "Dzojè", et on l'avait surnommé "Dzojè à la Gourde", je ne sais trop pour quelle raison.

Le soir de la Saint-Jacques, après une journée étouffante, un orage violent avait éclaté. La nuit était d'un noir d'encre, coupée de temps à autre par la sinistre lueur des éclairs. Le vent hurlait, semblable aux plaintes d'une âme en peine, tantôt s'engouffrant avec rage par la cheminée, tantôt gémissant à travers les fentes de la paroi. La pluie tombait par torrents et le tonnerre faisait frémir les échos du Moléson. C'était une vraie nuit à revenants. Serrés autour du feu, les armaillis fumaient leur pipe en devisant, et à tour de rôle, suivant l'usage, chacun racontait son histoire de sorcier, de revenants, de faits merveilleux ou d'exploits guerriers.

Son tour de parler étant venu, Cornico en profita pour rappeler la légende des revenants du petit lac et en plaisanter insolemment. Pour conclure, suivant sa mauvaise habitude, il s'attaqua à son souffre-douleur favori, au pauvre "bouébo":

"Je parie que tu n'oseras pas aller puiser de l'eau sous les grands sapins du petit lac cette nuit à minuit.

- Pourquoi pas, aussi bien que vous,

fut la réponse du garçon.

- Jamais de la vie.

- Tous les coups.

- Je parie un écu neuf.

- Je parie."

 

Le pari était engagé. Les armaillis se firent à la dérobée un signe d'intelligence.

Peu après, Cornico, souhaitant bon succès à La Gourde, monta sur le soliveau et feignit d'aller se reposer. 

Le mauvais plaisant avait préparé soigneusement le vilain tour qu'il voulait jouer. On avait été obligé, la veille, d'abattre une génisse noire. Et Cornico, chargé de la dépecer, en avait secrètement gardé la peau à laquelle il avait laissé les cornes adhérentes. Dans la journée, il avait été cacher cette dépouille, avec deux flambeaux de résine, des clochettes felées et des chaînes, dans les vieux sapins au bord du lac. Et il avait fait part de ses projets à ses camarades, excepté, bien entendu, le pauvre Dzojè qui en devait être la victime...

Vers onze heures, Cornico sortit du chalet sans faire de bruit et courut vers le lac. Là, il revêtit le peau de la génisse, attacha les clochettes autour de son corps, chargea ses bras de chaînes, alluma les flambeaux qu'il prit dans chaque main et, s'agitant comme un possédé, il commença à jouer au revenant en poussant de grands cris.

C'était le signal convenu avec les autres armaillis. "Il est minuit, dit alors le maître du chalet. Allons nous reposer, laissons les revenants faire leur tapage. Quant à toi, "bouébo", si tu veux gagner ton pari, va puiser ton eau au lac, sous les vieux sapins. Sinon, monte sur le soliveau avec nous. - Je veux aller puiser une boille d'eau sous les sapins, répliqua fièrement le "buébo". Et vous verrez bien que je n'ai pas peur des revenants du lac." Et il sortit avec sa boille. En franchissant la porte, il saisit, sans qu'on le remarquât, la hache du chalet et la cacha sous sa houppelande.

Dès les premiers pas, il vit courir sur les bords du lac un monstre horrible, qui poussait des cris rauques et prolongés, montrait des cornes menaçantes, secouait des chaînes, brandissait du feu et faisait grand bruit avec des clochettes et des sonnailles. A l'intérieur du chalet, on riait aux éclats...

Le "bouébo" marcha pourtant crânement vers le lac, sans perdre de vue le spectre.

Il fut bientôt près des vieux arbres et déposa sa boille à terre pour la remplir. A cet instant, le hideux fantôme voulut se jeter sur le pauvre adolescent. Mais, celui-ci faisant un saut brusque en arrière, frappa hardiment de sa cognée sur la tête du monstre qui, avec un gémissement rauque, s'en alla rouler dans le lac. 

Sans plus se soucier ni de sa hache ni du revenant, le "buébo" remplit sa boille et s'en revint gaillardement au chalet.

Poussant violemment la porte, ivre de son succès, il cria aux armaillis ahuris:

"J'ai exterminé le revenant! Je ne suis pas aussi sot que vous le croyiez. J'ai pris la grande hache du chalet en sortant... Le revenant a voulu m'attaquer, je la lui ai lancée des deux bras et lui ai fendu la tête comme une pomme. Quel hurlement!

Il a donné le tour et roulé dans le lac, la hache toujours enfoncée dans le crâne!... Celui-là se souviendra de moi! Il ne reviendra pas me chicaner l'année prochaine."

"C'était Cornico! C'était une plaisanterie!" lui crièrent les armaillis en se précipitant à toutes jambes vers le lac avec leurs lanternes.

 

Sur le bord du lac, on voyait une mare de sang. A quelques trois pieds du bord, l'eau était rougie. De légers globules montaient à la surface, de petites ondes couraient à la dérive. Un flambeau brûlait encore dans l'herbe, l'autre nageait vers le milieu du lac. Comprenant toute l'étendue du malheur qui était arrivé, les armaillis saisirent immédiatement le flambeau encore allumé, coururent à la haie voisine, en prirent les pieux, les lattes et les perches et firent des efforts inouïs pour retirer de l'eau le corps du malheureux Cornico. Mais ils n'y réussirent pas. Le soleil les surprit encore occupés à cette besogne vaine. Et ils durent l'abandonner pour vaquer à leurs occupations quotidiennes.

Rentrés au "trinsâbyo", ils appelèrent en vain le "bouébo". Ils le cherchèrent dans le chalet et dans les environs, même à Pringy. Aucune trace, personne ne l'avait aperçu. Ses souliers neufs étaient restés sur le soliveau et son indispensable pipe dormait près du moule à fromage. Qu'était-il advenu de La Gourde sans sa pipe et sans ses souliers?

Très probablement, dans son affolement, il s'était jeté à l'eau à l'une des extrémités du lac. Pendant qu'à l'autre ses compagnons cherchaient à retirer le corps de Cornico. La population de Pringy, armée de perches et de crochets, travailla plusieurs jours durant autour du lac.

On fit même des radeaux et l'on descendit des cordes avec des harpons. Mais hélas! bien qu'attachées les unes aux autres, on ne trouva pas de cordes assez longues pour atteindre le fond du lac. Toutes les recherches et tous les efforts restèrent vains. L'onde ne rendit ni le corps de Cornico ni celui de La Gourde. Les malheureux armaillis ne comprenaient que trop qu'il ne faut jamais se moquer des âmes en peine et contrefaire les revenants. C'étaient ces êtres malfaisants qui qui avaient inspiré La Gourde. Eux, bien sûr, qui avaient dirigé son bras! Pour punir l'incrédulité de Cornico. 

Pendant la nuit de la Saint-Jacques, l'année suivante, les armaillis du Montgeron furent soudain réveillés par des hurlements tels que le chalet trembla sur ses fondements. Ils se précipitèrent hors de leur demeure. Le lac était semblable à une mer en ébullition. Sur ses bords couraient non seulement les deux monstres qui s'y poursuivaient depuis de longs siècles. Un troisième les accompagnait: le spectre de l'infortuné Cornico!

Il était affublé de la peau de la génisse noire. Les cornes encore adhérentes à la peau se dressaient sur sa tête. Au milieu du front, entre ces deux cornes, était enfoncée jusqu'au manche la grande hache du chalet. Il secouait ses chaînes et ses clochettes et agitait ses flambeaux en criant et hurlant. C'était bien le monstre qu'ils avaient vu quand Cornico leur avait montré comment il allait épouvanter le "bouébo" du chalet.

C'était lui!

Un flot de sang noirâtre jaillissait de son affreuse blessure. Ses pleurs et ses gémissements glaçaient d'épouvante...

C'était Cornico!...

 

Près de trente ans s'étaient écoulés...

Les armaillis qui avaient assisté au terrible châtiment de Cornico dormaient depuis longtemps sous la froide terre. Le pays de Gruyère avait vu son sol foulé et profané par la soldatesque étrangère. Napoléon, le grand conquérant, avait conduit ses armées victorieuses dans toutes les contrées de l'Europe. Après avoir pulvérisé vingt trônes et distribué d'innombrables couronnes, le vainqueur de tant de batailles se mourait sur un rocher sauvage, perdu au milieu des océans.

Le deuxième roi Bourbon qui lui avait succédé sur le trône de France avait dû, à son tour, partir pour la terre d'exil et les derniers guerriers de l'Empire rentraient au pays raconter leurs exploits et se reposer de leurs campagnes.

Un jour, Gruyères vit arriver un vieux brave, à la figure balafrée, à la jambe boiteuse et au bras raide. Sa poitrine portait, dit-on, de nombreuses cicatrices. Mais sa boutonnière portait aussi maintes décorations et son bras malade était orné de deux beaux chevrons dont il se montrait très fier. Il avait été sept fois cité à l'ordre du jour!

Comme personne ne voulait le reconnaître, bien qu'il prétendît être de Pringy, il se mit en colère et cria dans le plus pur gruérien, en frappant un grand coup de poing sur la table de l'auberge: "Je suis Joseph à la Gourde, le garçon du chalet de Montgeron qui a tué Cornico croyant tuer un revenant."

C'était La Gourde qu'on croyait noyé au fond du lac du Montgeron! C'était La Gourde que tous les vieux avaient connu. Lorsque les armaillis s'étaient précipités hors du chalet en lui criant qu'il avait tué Cornico, fou d'épouvante et de colère, le pauvre buébo s'était enfui à l'aventure à travers les montagnes, sans savoir où il allait.

Il arriva ainsi à Vevey.

Un des premiers hommes qu'il rencontra était un enrôleur qui, voyant ce tout jeune homme dans le plus grand dénuement, lui demanda s'il voulait servir l'empereur. Le pauvre garçon, qui avait entendu parler au chalet des premiers combats et des victoires de Napoléon, fut ravi de savoir que d'un "bouébo de tsalè" on pouvait faire un soldat. Il fut donc heureux de répondre: oui. Le soir même, on le débarquait à Genève et il commençait cette vie rude et glorieuse qui lui avait valu ses blessures et ses galons!

 

Aujourd'hui, on a oublié l'histoire de La Gourde, mais les revenants du Montgeron reviennent encore, par les nuits sans lune, au soir des Quatre-Temps, redire leurs plaintes et leurs hurlements. En cet endroit ravissant où ils sèment l'épouvante... 

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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