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LES CHEVRES DE GRUYERES

Si les femmes de Gruyère avaient le coeur tendre, elles étaient aussi douées d'une imagination féconde. Elles l'ont bien montré à l'occasion d'une lutte que les comtes durent soutenir contre les Bernois et les Fribourgeois.

Un jour, l'ennemi s'avançait victorieux vers Sothau. Déjà le château de la Tour-de-Trême avait été livré aux flammes. Déjà les hardis montagnards commençaient à reculer dans une rencontre avec une armée supérieure en nombre . L'heure était critique et il ne fallait rien moins que de nobles

caractères pour prendre une suprême résolution... Tout à coup les envahisseurs ont poussé un cri d'horreur et pris la fuite. Qu'ont-ils vu ? Une troupe étrange. Inconnue, une horde sauvage qui se précipitait des hauteurs de la cité vers la plaine avec une ardeur prodigieuse. Quel

uniforme avaient revêtu ces auxiliaires de la dernière heure ?

On ne pouvait le préciser à distance et au travers des brouillards

de la soirée. Ce qu'on distinguait bien, c'étaient des lumières qui brillaient autour de chaque tête. « Sauvons-nous, dirent les guerriers à cette vue, sauvons-nous avant d'être enveloppés par ceux qui viennent rallumer le feu de la bataille, réchauffer les courages de nos adversaires et enfin éclairer notre défaite ou notre trépas ! » Et tous s'étaient enfuis. 

Quand le combat eut cessé faute de combattants, les Gruériens, remis de leurs émotions, ont failli mourir d'un accès de rire. Ce renfort, qui leur arrivait au moment le plus décisif, ne comprenait ni général ni soldat. C'était un vulgaire troupeau de chèvres que les femmes de Gruyère avaient rassemblées à la hâte, puis épouvantées, en leur attachant au cou une lourde clochette et, aux cornes, des cierges ou des torches ou des tisons ardents ; cette opération terminée, elles les avaient chassées rudement et à grands cris vers Epagny pour jeter le désordre dans les rangs des vainqueurs. Quand ce stratagème fut enfin compris, de tous les rangs s'éleva la même clameur : «Vivent nos épouses et nos soeurs!».

 

(Texte de Joseph Genoud tiré de "Sous la bannière de la Grue")

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