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L'ANTRE MAUDIT

Au cours d'une excursion joyeuse par monts et par vaux, j'avais gravi le Moléson. La descente s'opéra par le Gros-Plané et le chalet des Clefs, où je me résignai à passer la nuit. A quelques pas, un lac minuscule, charmante perle de la plus belle eau, s'enchâsse dans la verdure du pâturage.

Le soir, tandis que nous causions devant le feu, mon hôte, un petit vieux à figure débonnaire, me conta la légende de son chalet.

Pendant un orage terrible qui semblait devoir tout anéantir, un rocher, grand comme l'église de Bulle, se détacha du vanil, près de la cîme, à l'endroit où la roche est restée blanche et sans mousse. Projeté avec une

rapidité fulgurante, il prit feu dans les airs et vint s'abattre sur le plan des Clefs. Il y brûla le gazon, projeta la terre au loin, s'enfonça profondément, laissant à découvert un gouffre qui forme aujourd'hui le lit d'un petit lac. Depuis lors, trois fois par jour, une voix lugubre s'échappait de l'entonnoir:

"Jetez-moi un homme! Jetez-moi un homme!". Terrifiant appel! Nulle herbe ne croissait aux alentours, nul animal n'osait approcher, car la terre y était brûlante. Une odeur de soufre empestait l'air; les oiseaux étouffaient qui volaient au-dessus de cet antre.

Or, il arriva qu'entre le tenancier du Gros Moléson et celui de Plané, une rivalité éclata. Les deux armaillis s'étaient voué une haine mortelle depuis qu'ils prétendaient tous deux à la main de la gracieuse Goton Moret de Vuadens, la plus belle et la plus riche fille du pays de Gruyère. Les rivaux avaient lutté et s'étaient porté des coups terribles sans que la victoire se dessinât pour aucun.

Un soir d'août, l'armailli du Gros Moléson apprit que son émule avait dansé avec Goton, le dimanche précédent, à l'auberge de la Croix-Verte. Sa jalousie se mua en fureur. Il jura de se venger promptement. Il attendit son rival Ã  l'entrée du pâturage, l'étourdit d'un coup de hache et vint le jeter dans le gouffre maudit. 

Une fumée noire en sortit aussitôt et mille serpents enlacèrent les jambes et du meurtrier.

Pendant que la boule vivante de l'homme et des reptiles tournoyait sur le gazon, le tonnerre retentit soudain. La foudre frappa le criminel, qui roula dans la tanne où il rejoignit sa victime.

Le génie malfaisant, qui hantait la profondeur, possédait ainsi deux hom mes au lieu d'un. Dès lors apaisé, satisfait - il pouvait l'être - l'esprit in fernal ne poussa plus jamais son lugubre cri. Des eaux s'amassèrent dans le trou, l'herbe y grandit, les terres le comblèrent en partie. Il n'en resta bientôt que le petit lac actuel, à l'eau amère, où les grenouilles ne vivent pas, et où les chèvres mêmes ne veulent point s'abreuver.

- Et qu'est devennue Goton, demandai-je, amusé.

La légende reste muette à son sujet... Mais il n'est pas défendu d'imaginer que Goton se consola bien vite de la perte de ses deux premiers amoureux. Sans doute, elle épousa dans la suite un robuste garçon de Vuadens avec qui elle fit souche de gens solidement taillés, car cette localité est justement répu-tée pour l'élégance de ses bourgeoises et la magnifique stature de ses ressortissants .

 

(Le Vieux Chalet, Clément Fontaine)

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