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LE BOUC AUX CORNES ROUGES

Il y a une cinquantaine d'années, au hasard d'une excursion à Moléson, les amateurs de traditions populaires pouvaient ouïr de délicieuses légendes gaies ou terrifiantes de la bouche même des armaillis. De nos tous, ces merveilleux contes de la montagne sont oubliés.

Jadis au Gros-Plané, devant le foyer du chalet, à l'heure vespérale où les esprits hantent l'air et parcourent la montagne, tel berger aurait conté à ses hôtes d'un soir la sinistre légende du "bouc aux cornes roudes": 

C'était un animal haut encorné, et qui jetait du feu par les naseaux, ce bouc qui grimpait par les sentiers alpestres et qui semait terreur et mort aux flancs du Moléson...

A cette place même, la terre est encore rougie son sang! En creusant sous le "mouret", on découvrirait certainement

des ossements blanchis et le crâne énorme d'un bouc.

Mais malheur à celui qui se risquerait à entreprendre pareille besogne: sa curiosité lui serait fatale tout comme elle le fut aux gens dont nous foulons les restes. Ceux-là aussi avaient voulu sonder les mystères du diabolique animal!

Car ce bouc venait de l'enfer. Personne n'avait jamais su où il prenait refuge durant le jour, ni découvert la trace de ses sabots!

Mais le soir, à l'heure que voici, un vent rapide roulait sur l'alpe, accompagné de voix inconnues.

Puis, là, sur le mamelon gazonné, on apercevait le corps noir de l'animal et ses immenses cornes en coquilles, d'un rouge flamboyant, qui projetaient d'innombrables étoiles lorsque leur propriétaire secouait la tête.

Dès son apparition, les vaches meuglaient d'effroi et fuyaient vers le fond du pâturage. Un taureau, attiré ou plutôt effarouché par le rouge, voulut un soir se mesurer de la tête avec l'étrange bouc. Il en reçut une si asphyxiante bouffée de soufre qu'il roula sans vie jusqu'à la porte du cha- let.

Le bétail ne broutait plus paisiblement; parfois la nuit entière était percée de cris singuliers, d'appels sinistres. Un sabbat effrayant! Au matin, les bêtes rentraient à l'étable, la mamelle tarie; la chaudière restait sans lait. Nulle chèvre ne pouvait vivre au pâturage. Le monstre ne supportait aucune compagne. Il tuait de son haleine empoisonnée tout sujet de son son espèce.

Des prières avaient été faites, des pèlerinages promis, des exorcismes demandés. Un Père chartreux du couvent de La Part-Dieu, saint homme s'il en fut, était venu jeter de l'eau bénite à la bête infernale et la sommer de quitter incontinent ces lieux. Peine perdue!

Le bouc répondit par des bêlements prolongés, lugubres. Il grattait le sol et soulevait le gazon comme le ferait un taureau en furie. Ses cornes étaient plus menaçantes que jamais. Il se fût précipité sur l'homme de Dieu, pour le carboniser de son haleine immonde, si une force supérieure ne l'eût empêché d'avancer.

Cependant, le maître vacher résolut d'en finir avec le monstre encorné. Il planta des clous dans un énorme gourdin, l'arrosa d'eau bénite et mit sur sa poitrine une image de celle qui écrasa jadis la tête du serpent diabolique. Et le combat s'entreprit. Ce fut une scène digne des régions infernales. Quand l'armailli s'avança vers le tertre hanté, la montagne trembla, des glapissements coururent dans l'air, des corbeaux tournoyèrent, croassant et battant de l'aile sur la tête de l'intrépide agresseur. Au chalet, la frayeur du "bouébo" fut telle qu'il en trépassa; les bergers crurent que leur dernière heure sonnait.

"Reviens, reviens, sinon tu vas périr!" criaient-ils au vacher. Mais poussé par une audace surhumaine, l'interpellé avançait toujours. A son approche, le bouc aux cornes de feu se dressa comme le font, pour "rouer", les bêtes de son espèce. L'épieu du montagnard l'atteignit en plein front. Aussitôt, comme par enchantement, et son crâne excepté, l'enveloppe charnelle de la bête se dissipa en poussière et fumée. La ronde des esprits mauvais s'éloigna, avec cris et bruits de chaînes. Le calme se rétablit et les fées bienfaisantes reprirent possession du pâturage.

Le maître vacher paya de sa vie le succès de cette délivrance. On le trouva inanimé sur le gazon, une main crispée sur la tête fendue de la bête. Selon la coutume de l'époque, on enterra les deux cadavres et le crâne du bouc sous le foyer de la chaudière.

Et l'on dit que nul ne pourrait aller y creuser sans être instantanément frappé de mort.

 

(Le Vieux Chalet, Clément Fontaine)

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