top of page

LA DAADA

Connaissez-vous la Daada?

C'est une antique chapelle bâtie sur un monticule qui domine la Sarine, près du village de Villars-sous-Mont.

Son vieux clocher qui pointe au-dessus des arbres séculaires se voit de loin. Il rend tout Gruérien rêveur, car il rappelle mille récits d'autrefois et dit tout doucement celui qui le regarde:

"C'est ici que venaient prier tes ancêtres.

C'est ici qu'ils reposent. Prie pour leur âme, si tu veux qu'un jour on prie pour la tienne." 

Et le pâtre, en passant, se découvre et fait un signe de croix...

La chapelle est maintenant déserte et solitaire. Elle garde pieusement les morts qui dorment l'ombre de ses vieux murs moussus, en attendant le jour du grand jugement.

Autrefois, un bénédictin venait de fort loin pour y célébrer la sainte messe et prêcher l'évangile.

Chaque dimanche, du Haut-du-Dah, de Coudré, de Solomont, d'Allières, des Prés, des Albeuves, de partout, on y accourait en foule pour demander force et courage à Celui qui peut tout, car les temps étaient durs et angoissants. La plaine de l'Intyamon, riche autrefois, n'était plus qu'un dessert morne, parsemé de ruines. Toute la population, fuyant la dévastation et le pillage, s'était réfugiée dans les montagnes.

Quand les temps furent devenus moins durs, les villages se reconstruisirent peu à peu. On éleva d'autres chapelles, d'autres églises la Daada, fut abandonnée.

Toutefois, les habitants de Grandvillard y venaient de temps en temps et entretenaient religieusement le vieux sanctuaire, comme ils l'entretiennent encore aujourd'hui. Il y a trois siècles, on sonnait régulièrement l'angélus à la Daada, le matin, à midi et le soir.

Un chemin pierreux et mal entretenu venait de Grandvillard à travers une épaisse forêt et débouchait près de l'ancienne église. De là, creusé et profond, il dévalait en pente très raide vers la Sarine, en un endroit dit les Ponveys, où il était possible de franchir la rivière, soit à gué, soit dans un tronc d'arbre creusé en forme de barque.

Les ponts étaient rares. On passait les cours d'eau quand on le pouvait. S'ils étaient trop enflés, on attendait chez soi la baisse des eaux. On ne se pressait pas de vivre, alors, et l'on n'en était pas plus malheureux!

 

Les fidèles avaient donc délaissé la Daada pour s'en aller à l'église de leur village. Grandvillard même avait la sienne au milieu des vieilles maisons brunies. Et puis, des bruits fâcheux couraient dans la contrée. Aux Quatre-Temps, disait-on, que le sacristain eût allumé la lampe du choeur ou qu'il l'eût oubliée, la chapelle était illuminée toute la nuit...

 

Or, un soir des Quatre-Temps, Pierre, le sacristain de Grandvillard, jeune homme bon comme le pain, gai comme un capucin et joyeux comme on l'a été de tout temps à Grandvillard, s'en vint sonner l'angélus. La besogne terminée, il ferma à clef la chapelle et, quelque amourette ou quelque diablotin le poussant, ou peut-être aussi son ange gardien le conduisant, il descendit le chemin creux, passa la Sarine à gué, et s'en vint à Villars-sous-Mont trouver des cousins chez lesquels il y avait aussi une cousine. La nuit était noire. On veillait à la cuisine. Pierre, levant soudain les yeux, vit par la fenêtre que la chapelle de la Daada était illuminée.

C'était donc vrai, ce que les vieilles femmes racontaient! Piéro, très intrigué, sentit son coeur se glacer d'effroi.

Aussi ne fut-il point fâché d'entendre sa tante Goton lui dire: "Pierre, je ne te laisserai pas passer près de l'ancienne église ce soir. Tu vois! Tu t'en iras demain matin et tu sonneras l'angélus en passant. On sait bien où tu es. Personne ne sera en souci."

Et notre homme, ravi de l'aubaine, passa la soirée et la nuit chez Goton, sa tante.

Les dernières étoiles ne s'étaient pas éteintes, et aucun coq n'avait encore chanté que Pierre quittait le logis, tout ému au souvenir du sourire de sa gentille cousine.

Il arrive près de la vieille chapelle, pousse la porte... Elle s'ouvre. Il demeure interdit. Ne l'avait-il pas fermée la veille? Qui est venu durant la nuit? Une sueur froide perle à son front. Il tremble, il a peur de comprendre. Mais, poussé par une force irrésistible, il entre...

Les cierges sont allumés, le missel est ouvert et un vieillard aux cheveux blancs, revêtu des ornements sacerdotaux, se tient debout, au pied de l'autel, comme s'il attendait un signal pour commencer la messe.

En entendant du bruit, le vieillard se retourne et parle d'une voix blanche et plaintive:

"Hâte-toi, mon Pierre, il y a si longtemps que je t'attends. Viens!"

Qui était ce prêtre? D'où venait-il? Comment était-il entré? D'où provenaient cette chasuble d'or et cette aube de lin qu'on ne connaissait pas? Immobile, cherchant à pénétrer ce mystère, le jeune homme demeurait sur le pas de la porte.

Le prêtre reprit d'une voix plus douce:

"Viens, approche et sers ma messe. Hâtons-nous avant que le soleil se lève."

Pierre, enhardi peu à peu, s'agenouilla au pied de l'autel et servit la messe.

Jamais encore il n'avait vu un prêtre célébrer le saint sacrifice avec autant de piété et de ferveur. De grosses larmes coulaient le long des joues du vieillard, et plus l'office avançait, plus son visage s'épanouissait de joie. Ses traits se transformaient, comme rajeunis par une flamme de bonheur. Ses cheveux blancs semblaient former une auréole à son front vénérable.

La messe finie, le prêtre se retourne vers le jeune homme et lui dit:

- Pierre, Pierre, tu ne me connais pas?

- Non! Je... je ne crois pas!...

- Eh bien! écoute: "Je suis J... Ton trisaïeul et ses grands-parents étaient de mes amis. Il y a de cela cent cinquante ans. J'étais alors curé de cette église. Et depuis lors, à chaque Quatre-Temps, j'y dois passer la nuit en prières, attendant que quelqu'un vienne me servir la messe, le matin avant le lever du soleil. Ainsi, pendant cent cinquante ans, j'ai pleuré, prié et attendu. Jusqu'à toi, personne n'est venu!..."

Ecoute encore:

"J'étais le prêtre chargé du ministère dans l'Intyamon. Mais, hélas! je préférais les courses et la chasse. Du matin au soir, la nuit même parfois, je courais le cerf, l'ours, le sanglier, le lièvre, le chevreuil et le chamois. Ma flèche était docile et je frappais juste! Chaque jour, mon épieu était rougi de sang. Le produit de ma chasse, il est vrai, nourrissait les pauvres. Mais mon devoir eût été plutôt de nourrir mes paroissiens de la parole de Dieu et de les édifier par mes exemples! Un jour, une pauvre femme vint m'apporter les honoraires d'une messe pour le repos éternel de son mari, emporté par les flots de la Sarine. Je promis de la célébrer le lendemain, et je ne l'inscrivis point.

Le jour suivant, il faisait si beau qu'à l'aube naissante j'étais déjà sur les hauts rochers à chasser avec un de tes ancêtres. J'étais parti sans dire la messe promise. Au flanc des monts, soudain, une avalanche me jette au fond d'un précipice et mes yeux s'ouvrent dans l'éternité!...

Saint Pierre, courroucé, ne voulut point me reconnaître. Il refusa même de m'ouvrir jusqu'à ce que j'eusse expié mon péché en célébrant dans cette chapelle, le matin d'un jour de Quatre Temps, la messe omise par ma faute. Depuis lors, je souffre, je pleure, je prie. J'erre et retourne en vain frapper à la porte du paradis. A chaque Quatre-Temps, dès la veille au soir, j'attends un servant de messe au pied de cet autel, afin de pouvoir célébrer les saints mystères et obtenir ainsi ma délivrance.

Grâce à toi, Pierre, ma dure expiation est finie. Sois béni... J'ai prié pour toi... Dans une année, tu me retrouveras en paradis.» Pierre est seul, agenouillé au pied de l'autel. Les cierges sont éteints, le missel est à sa place, tout est rangé comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé..."

 

Pierre pria et pleura longtemps. Puis, sortant précipitamment de la chapelle, il jeta un long regard douloureux sur les hautes cimes qui dominent Grandvillard. Et, sans retourner à la maison paternelle, il s'en vint faire ses adieux à la gentille cousine qui lui avait promis une vie d'amour et de bonheur... Il se dirigea, triste mais résigné, vers le fond de la vallée... Sur le seuil de la porte, la jeune fille pleurant et sanglotant jetait un regard désespéré vers celui qui partait pour toujours.

Les chauds rayons du soleil et les tièdes brises annoncent le retour du printemps. La verdure, les fleurs et les joyeuses rondes des hirondelles ont donné congé aux frimas de l'hiver.

Partout, une vie nouvelle surgit. Et déjà, de téméraires voyageurs commencent à tenter le passage du Grand-Saint-Bernard. Un soir, à une journée magnifique succéda une affreuse tourmente. 

Les religieux du couvent, suivant leur charitable coutume, partirent aussitôt dans la montagne à la recherche des voyageurs égarés. Tous ne rentrèrent pas!... Seuls les chiens d'un groupe reparurent, au petit jour, en hurlant lugubrement... Trois religieux manquaient à l'appel...

L'un d'eux était un jeune novice, plein de zèle, de générosité et de dévouement. Il était originaire de Grandvillard.

 

Le jour où cette triste nouvelle arrivait à Villars-sous-Mont, une famille désolée pleurait et priait sur la tombe d'une jeune fille. Emportée subitement par un mal mystérieux.

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

bottom of page