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LA CROIX DE CRETZILLAN

Oh! le pauvre! Quelles souffrances! Pendant les nuits noires, quand aucune étoile ne brille au firmament, quand les vents déchaînés, la pluie, la neige, la grêle font rage. Quand de longs éclairs blafards déchirent les sombres nuages et que le tonnerre fait trembler la terre, alors que tout être humain est bien abrité... Demeurer solitaire, cloué par une force invisible sur un brasier ardent, recroquevillé dans sa douleur immense, poussant en vain des appels et des gémissements, sentant tous les os de son squelette brûler sans se consumer. De longues heures durant!

Le terrible supplice que celui de ce revenant qui hantait Crètzillan!...

Il apparaissait au contour du chemin, à la lisière de la forêt, entre Grandvillard et la chapelle de la Daada, là où actuellement une croix de fer, montée sur un socle de pierre, a remplacé l'ancienne croix de bois qui se dressait sur un tertre d'innombrables cailloux roulants.

Ce spectre était la terreur de la contrée. Et ses malheurs et ses plaintes semaient comme une vague de tristesse parmi la population des environs! Il ne cessait de gémir, comme un refrain lamentable: "Si j'avais su!... Oui, je veux y être enterré! Je veux y être enterré! Si j'avais su!"

Et toujours il reprenait cette même plainte sans se lasser, comme si ni prières ni bonnes oeuvres ne pouvaient le soulager!

Et si grande était l'appréhension que causait sa vue qu'on avait tracé un nouveau sentier à travers les prés. Pour l'éviter et que nul n'oublie de faire ce détour. Surtout les nuits des Quatre-Temps!

A l'heure qu'il est, bien que ce soit chose très ancienne, le souvenir du revenant de Crètzillan n'est pas effacé. Et tout vrai Villardin ne passera jamais devant la nouvelle croix sans recommander à Dieu son âme et celles des trépassés. Si le pauvre revenant n'effraie plus les populations par ses plaintes, ses gémissements et ses souffrances, c'est qu'à force d'aumônes les bonnes gens de Grandvillard l'ont délivré!

 

Les habitants de ce coquet village ont toujours aimé le rire et l'amusette. Mais de tout temps aussi, ils ont été croyants.

Alors que les offices se célébraient encore à "I'anhian mohi", tout le monde se rendait à la messe et y priait comme on savait prier il y a quatre ou cinq cents ans.

Un seul homme faisait exception, un vieux ladre qui s'appelait Crètzillan.

Ce n'était pas précisément un mécréant, mais plutôt un vieil original. Sans piété, aussi ignorant qu'un sauvage, et qui ne faisait rien comme tout le monde!

Il s'acheminait bien chaque dimanche vers l'église, mais il était toujours le dernier. Et, quand il était arrivé au coin de la forêt d'où l'on voyait, d'un côté l'église et de l'autre le nouveau village, il s'arrêtait, s'asseyait et demeurait là jusqu'à la fin de la messe. Il était alors le premier à rentrer au village. Pendant vingt ou trente ans, il fit ainsi.

 

Remontrances du curé, bons conseils des voisins, critiques des commères, interventions des principaux du village, mauvais tours joués par les jeunes gens, rien ne put le décider à se rendre à l'église avec les autres paroissiens. Une nuit d'hiver, des voisins coururent à la hâte chercher le prêtre. Crètzillan étouffait et réclamait à grands cris les derniers secours de la religion. Mais quand le curé arriva, le malade n'avait plus ses sens et, sans reprendre connaissance, il mourut quelques instants après. Le surlendemain, on transportait son cercueil vers le cimetière de la Daada. Arrivé près de l'angle de la forêt, à l'endroit d'où Crètzillan entendait la messe d'habitude, son cercueil devint subitement si lourd que les quatre porteurs le laissèrent choir sur le bord du chemin.

On se mit à six, à dix hommes pour l'enlever... Impossible! Il était rivé au sol. On voulut le traîner avec des chevaux, avec des boeufs. Inutile! Les bêtes refusèrent de tirer et elles montraient une telle épouvante et une telle impatience qu'on dut se hâter de les ramener au village. Une fosse fut creusée, et le cercueil roulé au fond: Crètzillan était enterré à l'endroit même où il avait bravé le commandement de Dieu:

 

Les dimanches tu garderas,

en servant Dieu dévotement,

Les dimanches messe entendras

et les fêtes pareillement...

 

Chacun ayant lancé une pierre et une pelletée de terre sur cette tombe misérable, tout le monde se dispersa tristement. A partir de ce jour, pendant des années et des années, tout passant jetait une pierre sur la tombe de Crètzillan. Si bien que cette tombe devint un gros tertre.

Ce tertre eût suffi pour rappeler, de génération à génération, le terrible châtiment dont Dieu punit ceux qui ne sanctifient pas son saint jour. Mais ce n'était pas assez... Les nuits des Quatre-Temps, Crètzillan se montrait, affreux et suppliant, assis sur un brasier ardent. En de longs gémissements, il se plaignait de ne pouvoir aller dormir de son dernier sommeil à l'ombre du vieux sanctuaire qu'il avait dédaigné. Mais il devait expier son péché là ou il l'avait commis. Il devait, pendant des siècles, être la terreur de la contrée pour apprendre à ceux qui auraient voulu l'imiter comment ils seraient punis.

Pour se débarrasser d'un revenant aussi incommode, les hommes de Grandvillard, curé en tête, se mirent un jour à fouiller le tertre et la tombe, afin de retrouver les os et de les enfouir en terre bénite. Mais leurs recherches furent vaines. Ils ne trouvèrent aucun reste du pauvre pécheur.

Le tertre fut rétabli et Crètzillan revint y pleurer aussi fréquemment qu'auparavant. Alors on y planta une grande croix de bois. Crètzillan revint moins souvent. Son brasier sembla diminuer d'intensité et les gémissements parurent moins lamentables. Lors d'un jubilé très ancien, les missionnaires et la population de Grandvillard passèrent en procession près de la tombe. Depuis ce jour, enfin, Crètzillan ne revint plus... 

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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