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LE PLAN DES DANSES

De tout temps les jeunes gens de Grandvillard ont été de joyeux chanteurs et de beaux danseurs.

Si les oiseaux chantent pour égayer les hommes, jamais les jeunes gens n'ont chanté pour égayer les oiseaux. Et les gars d'autrefois, comme ceux d'aujourd'hui, ne trouvaient aucun plaisir à danser avec un manche à balai... Aussi loin que vont les souvenirs, les Grandvillardins chantaient pour charmer leurs belles et aimaient à danser avec elles.

Sur cette terre, une chose en amène une autre, et chaque affaire a sa réciproque. Au goût des jeunes gens de Grandvillard, les demoiselles de ce charmant village chantaient comme des anges pour enchanter leurs "gracieux". Mais elles dansaient avec eux comme de petits démons pour les "tourner" avant de les marier...

Autrefois, le village de Grandvillard n'était pas situé dans la plaine fertile qu'il occupe aujourd'hui. Il se trouvait dans la montagne, bien haut dans la vallée qui monte vers le Vanil-Noir, tout près du lac de Coudré. Des groupes d'habitations et des maisons éparses étaient même disséminés jusqu'en Sador.

Gaie, tranquille, contente, riche de peu, la population de cette bourgade alpestre ne connaissait ni impôts, ni martres, ni contraintes, ni passe-droits, ni injustices... 

Heureuse et sans soucis, elle se laissait vivre.

C'était le bon temps!...

Pendant la semaine entière, on travaillait dur Mais, le dimanche venu, on s'amusait de tout coeur. La danse et les coraules étaient les délassements préférés de la jeunesse. Celle-ci avait même aménagé, dans ce but, entre quatre murs qui existent encore, un petit enclos bien nivelé et bien "damé": c'était le Plan des Danses.

Le vieux Grandvillard, où tant de générations avaient vécu heureuses pendant que la plaine était livrée au pillage et aux dévastations des barbares, fut peu à peu abandonné quand la vallée de l'Intyamon offrit plus de sécurité. Ces lieux conservèrent néanmoins un tel attrait que la jeunesse y accourait encore aux jours de dimanches et de fêtes, alors qu'il n'y existait plus aucune habitation.

On montait au Plan des Danses et l'on y tournait follement au son du violon, des fifres et des hautbois.

Dom Prosper, curé de Grandvillard, trouvait de grands inconvénients à ce que ses jeunes paroissiens et paroissiennes - en de telles circonstances, il y a même des vieux qui sont jeunes - s'en aillent ainsi, au loin, danser au Plan des Danses.

D'abord, on manquait les vêpres. Et puis, il arrivait même parfois que les rondes se croisaient et s'entrecroisaient, s'enroulaient et se déroulaient encore bien avant dans la nuit. On s'en donnait trop, vraiment. On se grisait de danse et de plaisir!

Homme sage et prudent, le bon curé tonnait surtout contre les imprudents et les imprudentes qui, après avoir beaucoup dansé, s'en allaient à l'écart... prendre le frais sous les ombrages touffus des vieux sapins.

Dom Prosper grondait comme les curés de Grandvillard savent gronder. Mais ses paroissiens l'écoutaient comme... les Savoyards écoutent leurs curés. Plus il grondait, plus on s'en allait au Plan des Danses! L'excuse était: "Nos ancêtres ont toujours fait ainsi, et le bon Dieu ne les a jamais punis!"

Il fallait, pour les convertir, une leçon terrible.

En attendant, le bon curé priait.

Un dimanche, toute la fleur de la jeunesse s'en alla vers les hauteurs. Les rochers escarpés qui dominent le Plan des Danses et le lac de Coudré renvoyaient les échos des chansons. Les danses se succédaient rapides et les coraules se déroulaient accélérées. Si bien que l'on ne s'apercevait nullement que la nuit approchait et que de gros nuages s'amoncelaient sur le Vanil Noir et sur Tsermont...

Soudain, un coup de tonnerre vint culbuter danseurs et danseuses et les projeta de tous côtés.

Un grand cavalier vert, avec toque rouge et plume blanche, apparut, monté sur un noir coursier hennissant et jetant des gerbes d'étincelles par la bouche, les yeux et les naseaux. Il venait de tomber d'un coup du haut du Vanil du Van et caracolait sur les jeunes gens terrifiés. Il cherchait à les écraser sous les sabots de son cheval, insensible aux cris d'épouvante et de détresse des fillettes éplorées qui ne pouvaient se relever, tant était grande leur frayeur.

Fort heureusement, comme elles portaient leurs habits des dimanches et que ceux-ci avaient reçu le matin même des gouttes d'eau bénite, l'infâme cavalier ne put piétiner personne.

Furieux de son impuissance et grinçant des dents, il ricana d'une voix rauque: "Ces lieux m'appartenaient... Je dois les abandonner à cause d'un... curé et je suis obligé de vous quitter. Mais... au revoir!"

A ces mots, un second coup de tonnerre vint emporter cavalier et monture jusqu'au sommet des rochers de Feyguire, d'où parvenaient encore des éclats de rire stridents, si étranges que les plus braves en furent terrifiés. Satan - car c'était lui - disparut enfin dans un long éclair qui embrasa toutes les cimes environnantes. 

D'épaisses ténèbres couvraient la montagne. Le vent faisait rage, la pluie tombait par torrents, les éclairs aveuglaient et la foudre éclatait de tous côtés. Les danseurs, affolés, cherchèrent le salut dans une fuite précipitée. Chacun avait perdu de vue sa chacune.

Peu galants en pareille circonstance, les garçons détalèrent à toutes jambes vers le village, sans se soucier des supplications et des appels désespérés de leurs danseuses. Celles-ci, abandonnées à la seule garde de leurs bons anges, pleurèrent d'abord bien fort, puis s'essayèrent à suivre les garçons aussi prestement que leurs petits pieds meurtris et les ténèbres de la nuit le pouvaient permettre.

Les vieilles femmes de Gran oublieuses des temps passés (il en est toujours ainsi), se réjouirent de ce terrible événement. Car elles prévoyaient depuis longtemps, disaient-elles, que ce «sabbat» finirait mal.

Ainsi terrifiés, trempés, contrits et repentants, les jeunes gens et les jeunes filles regagnèrent leur village...

Depuis cet événement terrible, la jeunesse de Grandvillard n'est plus retournée au Plan des Danses. Ce qui, d'ailleurs, ne signifie pas qu'elle ait renoncé pour jamais au doux plaisir de ses joyeux ébats!

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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