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LA GITE AU CHASSEUR

Jadis, en cette délicieuse vallée d'Intyamon, où tout le monde semble heureux et content, il y avait un paradis... Le paradis des braconniers.

Tout "buébelet" qui naissait en ce pays de cocagne naissait chasseur, tant et si bien que le vieux curé du village - ce village s'appelait Albeuve - disait, en parlant de ses paroissiens nouveau-nés: "Si, dès qu'ils sont nés, on leur mettait un chapelet entre les mains, ils ne sauraient vraisemblablement pas l'égrener; mais si on mettait leur doigt sur la détente d'un fusil, le coup ne ferait pas longtemps pour partir!" 

Il ajoutait malicieusement - les curés, quoiqu'on en dise, ne manquent pas de malice: "Cela ne les empêche du reste pas de devenir juges, préfets et même bannerets."

Les comtes de Savoie, autrefois seigneurs et maîtres de cette contrée, étant trop éloignés pour protéger les chamois, laissaient leurs aimables sujets chasser à plaisir.

Mais, quand les redoutables seigneurs de Fribourg furent devenus les maîtres de la Gruyère, ils entendirent réserver à leurs prodigieux appétits grand et petit gibier. Et nommèrent à cet effet un bailli supplémentaire qu'ils décorèrent du nom de "garde-chasse". Ils choisirent naturellement, pour cet emploi, un homme du métier, soit le plus affreux braconnier de la région...

Si le bailli des chamois était le plus affreux des braconniers, il n'était toutefois pas le plus habile. Le plus intrépide franc-tireur de la contrée était "Tachon", homme dur, sombre et taciturne, habitant seul avec sa femme et ses chiens une méchante cabane construite au pied du "rotzachon" du Plain, à quelque distance du village.

Agile et doué d'une force herculéenne, il parcourait sans trêve ni repos monts et vaux, forêts et pâturages, marais et fondrières, vanils, rochers et ravins. Du lundi au samedi, sans parler des nuits entières qu'il passait à la belle étoile, à l'affût d'un putois, d'une martre ou d'un loir. Il abattait plus de gibier à lui seul que dix seigneurets de Fribourg ensemble.

Que faisait le garde-chasse?

Peu brave de nature, le pauvre garde-chasse avait peur que Tachon le prît pour un loup, et comme il savait que ses coups étaient aussi sûrs de loin que de près, il se tenait à distance respectueuse...

Hélas! Les six jours de la semaine ne suffisaient pas au terrible chasseur pour courir le gibier. Souvent, le dimanche, sans avoir entendu la messe, il escaladait les sommets avec ses chiens et passait le jour du Seigneur à la chasse, accompagné d'un second braconnier qui ne valait guère mieux que lui.

Il était donc cause de grand scandale pour les pieux fidèles du vieux village.

Le pauvre curé, voyant cette âme en perdition, était allé chez Tachon, l'avait exhorté, prié, supplié et même menacé des colères divines. Mais la nature grossière du braconnier restait rebelle aux choses de la religion. S'il venait une fois ou deux à l'office divin pour contenter le bon prêtre, le troisième dimanche, "Sire le diable" l'attirait de nouveau à travers monts, sous la coudraie et sous les grands bois.

La chasse! La chasse! Jours ouvrables, dimanches et fêtes, pour lui, il n'y avait que la chasse! Souvent, sans considération pour une vigile sainte ou pour un vendredi, fût-ce même aux Quatre-Temps, solitaire sous les branches d'un grand sapin isolé, il rôtissait une pièce de gibier et s'en régalait gloutonnement pendant que les Albeuvaisans, ses frères, jeûnaient rigoureusement au village. Bref, il n'observait des lois divines et humaines que ce qui convenait à son bon plaisir. C'était un mauvais homme fait pour le diable, au dire de quelques fines langues de femmes, clairvoyantes mais trop pressées dans leurs jugements.

La veille de la Toussaint, vers l'an de grâce 1670, l'intrépide massacreur de gibier avait aperçu, près du ruisseau de Maumont, la plus belle fouine qu'il eut rencontrée de sa vie.

Longue, grande, dodue, souple, élégante et agile, elle l'avait tenté et l'avait fait courir bien loin, à droite, à gauche, en haut, en bas de la montagne, sans se laisser approcher de trop près. Tout en se laissant constamment voir, elle avait compté sans son chasseur et sans sa ténacité...

Le jour de la fête, il crut convenable d'assister aux offices, mais tout le temps de la messe, du sermon et des vêpres, notre nemrod ne songea qu'à la belle fouine et aux moyens de la traquer, de la surprendre et de la tirer. Oubliant ainsi totalement de prier pour ses défunts et pour lui-même, bien qu'il fût chasseur.

C'était mal, mais ce fut beaucoup plus mal encore de ne s'arrêter qu'un instant sur les tombes de ses ancêtres après les vêpres... Alors que tout le monde priait dévotement pour les morts et pleurait au cimetière d'Albeuve, lui s'éclipsait pour aller chasser sa fouine.

Après avoir erré longtemps, longé en vain les bords escarpés du ruisseau de Maumont, de la Sarine au pont de l'Hongrin, il allait rentrer bredouille. Tout à coup, à la tombée de la nuit, il vit passer la maligne bête devant lui.

"Ah! cette fois je te tiens", dit-il!

Et la fouine de continuer à sauter d'arbre en arbre le long du ruisseau, vers la montagne. Elle monta très haut, fit un très grand contour, redescendit très bas vers la plaine, s'en vint près d'Albeuve, s'en retourna du côté des Sciernes et remonta en vers les hauteurs. Elle était toujours à la même distance. Et Tachon, prêt à décharger sur elle les deux coups de son arme, devait constamment presser le pas pour ne pas la perdre de vue.

Inconscient du temps et de l'espace, il courait, suait, soufflait, allait et venait à travers pâturages, buissons et taillis, escaladant des rochers, descendant au fond des ravins, enjambant les ruisseaux... Et la méchante bête continuait, continuait son manège, l'entraînant toujours plus loin, toujours plus haut. Il fut soudain rappelé à ses sens comme s'il sortait d'une hallucination. Il se trouvait au milieu d'un pâturage entouré de sombres forêts. La nuit était des plus obscures et un vent glacial soufflait avec rage.

"Comment suis-je ici au milieu de la nuit? se dit-il à lui-même. Aie-je bien ma raison? Ou bien tout cela n'est-il qu'un mauvais rêve?"

Non. La mauvaise bête, brillante comme un météore, l'avait éclairé, conduit, fasciné et hypnotisé. Après l'avoir fait courir une partie de la nuit, elle l'avait enfin conduit là, au milieu de cette vaste clairière, bien loin de toute habitation.

Arrêtée à une faible distance, elle était debout sur un bloc de rocher, d'où elle le fixait avec des yeux de feu.

Il saisit son fusil avec rage pour l'ajuster.

Mais ses bras, soudain raidis, lui refusèrent leur service.

La maudite fouine poussa alors un cri aigu et prolongé. Puis, au lieu de continuer à fuir, elle se rapprocha du chasseur, marchant debout sur ses pattes de derrière.

Il voulut fuir. Ses jambes demeuraient clouées au sol!

A mesure qu'elle approchait, elle grandissait et grandissait encore... Il fut bientôt en présence d'une épouvantable sorcière de plus de huit pieds de haut et d'une corpulence extraordinaire. Elle avait une tête démesurée, d'énormes yeux rouges comme des charbons ardents, des oreilles effilées, et pointues comme celles d'un loup, un nez méchant et recourbé comme celui d'un épervier. Des cheveux rares et hérissés se dressaient sur sa tête. Sa bouche, semblable à celle d'un tigre, était armée de crocs, aigus et recourbés, tandis que son menton, constamment agité d'un mouvement nerveux, ressemblait à celui d'une mégère en furie. La sorcière est bientôt debout devant l'infortuné Tachon. Il sent une main aussi lourde que la griffe d'un ours s'appesantir sur son épaule. Une haleine chaude et fétide brûle son visage. Puis il voit, comme en rêve, une gueule immonde s'ouvrir pour lui happer la partie supérieure de la tête et le frapper ainsi de mort. Il sent des dents aiguës percer le feutre de son chapeau.

C'est la fin...Temifié, il se laisse crouler sur la terre froide.

Alors l'horrible sorcière pousse un rugissement terrible, suivi de longs gémissements. Et elle disparaît en une traînée de feu dans la sombre forêt.

Puis, c'est le silence...

La nuit était encore sombre que déjà, de leur voix plaintive, les cloches de la vallée invitaient les fidèles des hameaux à prier pour les morts. C'était la commémoration des fidèles trépassés, le lendemain de la Toussaint.

Partout, on pensait à ceux qui n'étaient plus et l'on priait pour eux. Partout les fenêtres étaient illuminées. Seule la cabane du mauvais chasseur paraissait déserte.

Sur la tombe de ses vieux parents, personne ne vint ce jour-là.

Une telle absence parut étrange, même aux voisins. On alla voir.

La cabane était close... Aucun bruit à l'intérieur. On força l'entrée... Au pied du lit gisait la femme du braconnier. L'épouvante se lisait encore sur ses traits décomposés. Tout près, deux chiens, compagnons du chasseur, fidèles gardiens du logis, étaient étendus, sans vie. Tachon, le mari, resta introuvable.

Que s'était-il passé?

Son absence ne disait-elle pas assez que, dans un accès de violente colère, il avait tué sa femme et ses chiens et qu'il s'était enfui? On faisait mille conjectures et l'on discutait devant la cabane, lorsque, tout essouflé et hors de lui, arriva le vieux Jean, brave homme qui soignait son bétail dans l'ancienne maison de la Cherniaula. Il criait d'une voix éperdue et lamentable: "Venez vite voir là-haut, venez vite! Des choses terribles s'y sont passées cette nuit... Je n'ai pas osé sortir de l'étable avant le grand jour! Tachon, l'affreux Tachon est sorcier, "maléficier", voué au diable. Il fait mourir de frayeur les chrétiens! Seul, devant mon étable, je récitais hier soir le chapelet pour les morts. Je l'ai vu aller au sabbat avec son fusil braqué. Il a passé tout près de moi, sans mot dire. Il suivait un petit feu très brillant qui allait très vite... C'était l'Autre, qui l'amenait à son infernale assemblée. 

De crainte d'être entraîné avec eux ou d'être tué par l'Autre ou par lui, car ils se valent, je me suis aussitôt précipité dans l'étable que j'ai soigneusement fermée. Et, bien que tremblant, j'appuyais la porte de toutes mes forces... Ils ont passé au moins quatre fois en haut, en bas, à droite et à gauche de la maison... Ils cherchaient sans doute à entrer, ils m'en voulaient. C'est pourquoi j'ai gardé la porte la nuit entière. Et sans trouver le sommeil, croyez-moi!

J'étais là depuis longtemps quand j'ai tout à coup entendu, en haut, dans les pâturages du côté de la Gîte, des cris qui ont fait trembler les vanils et des gémissements qui m'ont coupé la respiration. A la même minute, le long du ruisseau, un éclair a passé avec un bruit assourdissant.

Il s'est passé là-haut des choses effroyables cette nuit!

- En bas aussi!..."

Ce fut la seule réponse qu'obtint son lugubre récit.

Midi avait sonné depuis longtemps, et Tachon n'était pas rentré... Ou bien il était réellement criminel et il s'était enfui. Ou bien il lui était arrivé malheur dans la montagne en voulant se mêler des affaires du diable qui avait eu pouvoir sur lui et sur tout ce qui lui appartenait. 

Un mystère angoissant oppressait donc le coeur des Albeuvaisans.

Bien qu'il s'agît d'un mécréant notoire, trois, cinq, dix intrépides montagnards s'acheminèrent vers la "Cherniaula" et suivirent la direction que leur indiqua le vieux Jean.

Ils fouillèrent les rochers, les bas-fonds et les ravins du ruisseau de Maumont, visitèrent chaque forêt, chaque bosquet, chaque buisson. Et, franchissant le pont si pittoresque de Lys, ils gravirent des pentes abruptes, rocailleuses et boisées, pour arriver enfin, vers le soir, au pâturage appelé la "Grande Gîte". L'un d'eux croit apercevoir, près du sentier, en contrebas du chalet, une masse noire. Il appelle, il s'approche... C'est l'infortuné Tachon qui gît sur la terre glacée. Près de lui, percé de trous, son chapeau... Une partie des feuilles de houx qui l'ornaient est arrachée. L'autre partie de ces feuilles est à terre. Elles sont rougies de sang. On remarqua même quelques gouttelettes sur l'herbe flétrie. C'est tout.

On examine la tête du malheureux. Aucune blessure. Ses vêtements ne portent aucune trace de sang. Est-il mort?... Il est raide comme un cadavre. Que lui est-il arrivé? Les pauvres gens se regardent, consternés. Non, il n'est as mort. Son coeur bat encore, bien que faiblement. 

On s'empresse de le transporter au chalet, où l'on allume immédiatement un grand feu. A force d'être frictionné et réchauffé, Tachon reprend insensiblement connaissance. Il peut même raconter brièvement le drame atroce dont il a été la victime. Mais ses jambes et ses bras restent paralysés. Tachon a bien été la victime de l'Autre. Mais, en voulant lui donner la mort à belles dents, messire le diable a mordu au houx bénit du chapeau!

Un sommeil de plomb, coupé d'hallucinations et de délires affreux, appesantit bientôt les paupières de Tachon. Et ses sauveteurs comprennent que le pauvre hère ne doit plus jamais revoir Albeuve.

L'un d'eux se précipite vers les Sciernes demander le secours d'un prêtre... Hélas! bien avant l'arrivée du bon chapelain, celui que ne respectait ni fête ni dimanche était mort, sans avoir pu crier miséricorde...

 

L'arrière-automne a passé.

En terre bénite, près de sa femme, Tachon a été enterré. Mais, le lendemain matin, sa bière, à côté de la fosse, était vide. Son cadavre, hideux et noir comme du charbon, gisait derrière une haie.

Quand la nuit fut venue, on alla pour l'enlever et le mettre en terre dans un champ voisin, puisque la terre bénite n'avait pas voulu de lui...

Il n'y était plus!

 

Pendant de longues semaines, enfants et femmes n'ont pas osé sortir le soir par crainte de le rencontrer. Et nombre d'hommes les ont prudemment imités.

De son manteau, la neige a recouvert montagnes, plaines et vallées. Et les durs frimas ont cristallisé la Sarine.

A la veillée, sans l'appeler par son nom, de peur de l'attirer, on parle encore de "lui". Un mois a succédé à un autre mois. Le souvenir de sa mort tragique et de la disparition de son cadavre s'effacent peu à peu comme tout s'efface ici-bas... Le printemps va bientôt reverdir... Les Quatre-Temps du carême sont annoncés.

Les Quatre-Temps sont arrivés. Et là-haut, aux "Prés", près de la "Grande Gîte", dans vingt granges presque voisines, les robustes Albeuvaisans soignent leur bétail. Quelques femmes, leurs filles et de jeunes mariés y séjournent aussi.

C'est la nuit, la nuit sombre du vendredi. Dix heures ont sonné... A travers les forêts, à travers les pâturages, sur les prés, le long des haies, autour de chaque grange, une meute de chiens en feu, dirigée par un chasseur incandescent, court, va, vient, en hurlant. Tremblants, muets, consternés et fous d'épouvante, les habitants de ces hauts parages l'ont bien reconnu... C'est lui. C'est sa voix.

C'est Tachon, le profanateur du dimanche.

C'est Tachon qui est mort sans repentir et sans sacrements. Il brûle là-bas et il vient brûler sur terre. Là où fut commis le péché, là aussi s'accomplit l'expiation.

Les gens d'Albeuve l'avaient laissé chasser le dimanche. Il était juste que, tremblants, ils assistent au châtiment.

 

Et la meute toujours hurlante se précipite... Et la voix aiguë et sinistre de son chef ne cesse de crier lugubrement: "Héla!... Poutah!... Miraud!...Tayaut!... Poutah!"

Appels terrifiants que les échos répètent au fond des bois.

Jamais plume ne pourra décrire les angoisses qu'endurèrent ces pauvres gens, en cette nuit terrible du vendredi des Quatre-Temps. Au matin seulement, Tachon et sa meute abandonnèrent ces lieux pour aller courir et hurler sur le pâturage de la "Grande Gîte".

Peu soucieux de savoir ce que ramènerait la nuit suivante, chacun, dès l'aube naissante se hâta de déloger. La plaine dormait encore dans la brume que déjà hommes, femmes, bouébos, jeunes filles, veaux, mulets, vaches, chèvres et moutons se précipitaient sur le chemin d'Albeuve, dans un indescriptible pêle-mêle.

Le soir, pourtant, le chasseur et sa meute ne revinrent pas. Mais, aux Quatre-Temps de l'été, alors que le troupeau était à la Grande Gîte, la nuit du vendredi fut si affreuse que les cabris, les veaux et autre menu bétail périrent de frayeur. Les vaches perdirent leur lait, avortèrent, furent contaminées de la surlangue et du piétin... Et les solides mâchoires des armaillis furent prises d'un tremblement tel que, pendant trois jours, les malheureux ne purent plus tenir le tuyau de leur pipe entre leurs dents...

Heureusement qu'ils n'y étaient plus, aux Quatre-Temps d'automne. Car, de loin, le pâturage ressemblait à un vaste incendie. Et les cris sinistres de "Héla! Poutah!" étaient entendus de bien loin.

Le terrible chasseur et ses chiens ne purent toutefois plus s'égarer jusqu'aux Prés.

Les aumônes des Albeuvaisans, le bénit et les prières des pères capucins les avaient tenus éloignés. Mais ils gardèrent en leur pouvoir le pâturage où Tachon avait expiré. Rien ne put les en déloger.

Pendant plus de trois cents ans, ainsi à chaque Quatre-Temps, et souvent pendant les nuits sombres, Tachon le braconnier, accompagné des démons qui lui servent de meute, revint courir, hurler, gémir et chasser sur le pâturage de la Grande Gîte. Si bien qu'elle ne s'appelle plus que la "Gîte au chasseur". 

Malgré le spectacle de ce terrible châtiment, il y a encore des braconniers à Albeuve. Mais, comme le disait jadis le curé du village, cela ne les empêche pas de devenir juges, préfets et même bannerets!

Vrai est-il d'ajouter qu'ayant vieilli Tachon et ses chiens font maintenant beaucoup moins de bruit qu'autrefois.

On assure même qu'ils ont obtenu congé, depuis nombre d'années...

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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