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LE CHAMOIS DE SOLOMONT

En face de Montbovon, sur la rive droite de la Sarine, s'élève une montagne abrupte entourée de sapins noirs. Là se trouve un gras pâturage d'où l'on jouit, au nord, d'une vue magnifique sur tout l'Intyamon. Et, au sud, d'une gracieuse échappée sur le Pays-d'Enhaut et les hautes cimes qui dominent la vallée de L'Etivaz.

Ce pâturage s'appelle "Solomont".

Bien loin dans le passé, alors que vivait encore "Djan de la Boilletta", ce pâturage, propriété d'une famille aisée de Montbovon, était fort convoité par un certain richard de Rossinière. Beaucoup d'offres tentantes furent faites, mais on ne voulait pas vendre une propriété transmise de père en fils, depuis les temps les plus reculés.

On fut pourtant bien près de céder, tant s'accumulèrent, sur cette montagne, durant plusieurs étés, les malheurs et les pertes des infortunés propriétaires.

En arrivant au chalet de Solomont, par une belle matinée de juin de l'an mil et quelques cents - la chronique de Montbovon ne précise pas la date - le garçon du chalet, clairvoyant comme le sont les gens de son espèce, remarqua, sur la lisière de la forêt, un gros chamois noir, dont les yeux rouges fixaient armaillis et troupeau d'un air méchant. 

Il en fit immédiatement la remarque au maître du chalet qui lui répondit: "Jean-Louis, un chamois noir! tu l'as trouvé!"

- "Regardez-le. Il a même l'air bien méchant",

répliqua le garçon.

Pierre, l'armailli, regarda. Mais le chamois noir avait disparu.

 

Le lendemain, une belle truie, sitôt arrivée au chalet, voulut s'en retourner au village et se jeta au fond d'un précipice, laissant aux armaillis le soin de s'occuper de ses douzes nourrissons orphelins. Chacun, à part soi, songea au chamois noir. Mais personne n'osa exprimer à haute voix sa pensée.

 

Quinze jours après, Pierre lui-même, le maître armailli, aperçut à son tour le gros chamois noir.

"Bon à rien", lui cria-t-il en ramassant un énorme débris de bois pour le lui jeter. Mais l'agile bête était déjà à mille pas plus loin. Le lendemain, le lait tranchait... Impossible à Pierre de faire son fromage.

Le surlendemain et les jours suivants, même malheur. On lava avec le plus grand soin baquets, mitres et tous les autres ustensiles du chalet... Peine perdue: le fromage gon flait dans sa forme. 

Le maître armailli du chalet de la Grosse Schiaz, appelé en hâte, vint essayer à son tour. Il ne réussit pas mieux. On alla chercher du bénit chez les Capucins... Rien n'y fit. La "campagne" fut désastreuse. Sur toute la partie, seules les quatorze premières pièces ne furent pas de rebut.

On parla beaucoup du gros chamois noir, soit au chalet, soit en famille. Mais on se garda bien d'en dire mot au village, de crainte d'être traité de superstitieux et de paraître trop crédule.

L'année suivante, Pierre et le jeune "bouébo" montèrent au chalet quelques jours avant l'alpage, pour mettre en ordre les haies et le pâturage.

En entrant dans les chambres à lait, ils virent le grand chamois noir s'échapper par l'écurie. Ils coururent après lui avec rage, mais ils ne l'avaient pas poursuivi cent pas que la vilaine bête avait disparu... Ils l'entendirent bêler au fond des bois.

La "campagne" fut encore une fois désastreuse. Le surlendemain de la poya, la montée à l'alpage, le taureau, qui jusque-là avait été la plus douce bête du monde, devint subitement furieux. Au pâturage, il éventra une génisse et piétina si vilainement le second armailli que celui-ci aurait infailliblement été tué si ses deux compagnons et le garçon du chalet n'étaient promptement accourus à son secours.

Il fallut vendre le bel animal à vil prix. A peine arrivé sur un autre pâturage, il redevint calme comme un agneau. Ce fait impressionna fort les armaillis voisins. Et, au village, on commença à parler du chamois noir.

Le fromage ne réussit pas mieux que l'année précédente. Découragé, maître Pierre quitta le chalet avec le troupeau, pour y faire venir les génisses.

Peu de jours après, le garde-génisses vit le chamois noir.

Le soir, il disait au garçon: "Rentrons tout notre bétail, sans quoi nous aurons du malheur demain matin."

Ils firent donc rentrer et attachèrent soigneusement toutes les génisses et ils n'allèrent se reposer que vers les dix heures, après avoir minutieusement examiné leur bétail.

Le lendemain, deux taures étaient attachées au même lien. Et l'une, la plus belle, était étranglée.

Cela fit grand bruit au village, et l'on alla chercher les pères capucins qui bénirent chalet, troupeau et pâturage.

Peu de jours après, le feu prenait à la cheminée du chalet. Et l'on eut grand-peine à éteindre ce début d'incendie.

A Montbovon et dans tout l'Intyamon on parlait du grand chamois noir de Solomont... Le printemps suivant vit, comme de coutume, fleurir les prairies et reverdir les montagnes. Mais les propriétaires de Solomont se disaient: "Faut-il encore essayer cette année d'alper à Solomont?... Ne ferait-on pas mieux de le vendre au richard de Rossinière?"

Que faire?...

Comme le vieux père était un très brave homme et qu'il connaissait particulièrement le Père Barnabé des Capucins de Bulle - au temps de leur jeunesse, il avait chassé le lièvre et le chamois avec lui, et s'était même permis une fois ou l'autre de braconner, depuis que cet ancien ami était religieux - il alla le trouver.

"Ne peux-tu pas le tuer? répondit le père capucin. Si j'étais toi, il y a longtemps que je l'aurais fait.

- Tiens! je n'y avais pas pensé, s'exclama le vieux Montbovien. Je m'en vais monter moi-même au chalet avec mon vieux "pétard" à deux coups et je promets de t'apporter le chamois noir au couvent. Barbe de capucin! Ça va nous faire un fameux ragoût!" 

L'alpée se fit. Le vieux père était à la tête du troupeau. En guise du "débatiâ" qu'avait autrefois coutume de porter le maître armailli le jour de la montée à l'alpage, il portait fièrement sur son épaule sa vieille carabine, bien chargée et bien amorcée de pierres à feu. Pendant trois semaines, on n'aperçut pas la vilaine bête. Mais un matin le garçon du chalet rentra précipitamment en criant:

"Le chamois est sur le mamelon de la Brah! Le chamois est sur le mamelon de la Brah!"

Le vieux Jean avait son arme en main, avec poudre fine dans le bassinet. Il sortit, mais de chamois noir sur le "poyè", point...

Le garçon du chalet ne s'était pourtant pas trompé. La maudite bête avait été là, bien sûr, car le soir même la moitié des vaches du troupeau retenaient leur lait.

Le lendemain, pendant que les armaillis soupaient près de la chaudière et que le "bouébo" rôtissait du sérac, les chèvres et les cabris se précipitèrent soudain vers le chalet, épouvantés.

Le grand chamois noir était à dix pas sous un vieux sapin, fixant le chalet d'un air narquois. Une détonation d'arme à feu retentit...

Le chamois fit un bond prodigieux et s'enfuit vers le mamelon noir.

Les armaillis se précipitèrent hors du chalet. Ils virent le trou fait par la balle dans le sapin qui se trouvait derrière le chamois... Mais la bête diabolique, qui aurait dû être transpercée de part en part, gravissait tranquillement le mamelon en amont du chalet.

Quelques heures après, le troupeau entier était atteint de la fièvre aphteuse et le vieux Pierre quittait le chalet en pleurant de rage et de chagrin, ne prenant pas même la peine d'emporter son arme avec lui. Il s'en vint directement à Bulle chez le Père Barnabé pour lui raconter les nouveaux méfaits du chamois sorcier.

Le bon père se promena longtemps, longtemps, de long en large dans son étroite cellule, tirant et retirant les poils de sa barbe noire. Et, après une longue méditation, il pria son vieil ami de revenir le voir au couvent le jour de la Saint-Jean.

En attendant, ajouta-t-il, il te faut remonter au chalet, faire dire tous les soirs le chapelet aux armaillis, "leur défendre de jurer", soigner attentivement le troupeau et ne pas faire attention au chamois noir, même s'il entrait dans le chalet...

Pierre suivit ces conseils à la lettre.

 

Le jour de la Saint-Jean, de grand matin, il s'en revint heurter à la porte de l'humble monastère ayant pipe à la bouche et «mitrette» de crème à la main. Apportant de la crème, il fut bien accueilli, assista dévotement à la messe de la Saint-Jean et dîna copieusement, mangeant fort et buvant sec.

Puis il monta dans la cellule de son vieil ami qui l'accompagnait.

- C'est bientôt le moment de repartir pour Solomont, lui dit le père capucin. Ecoute bien ce que je vais te dire et exécute-le ponctuellement. Quand tu seras arrivé au chalet, fais préparer par les armaillis un grand et beau feu en l'honneur de la Saint-Jean.

- Il est déjà préparé.

- Voici de la semence de foin bénite ce matin par le père gardien. Tu en donneras chaque matin et chaque soir quelques grains à chacune de tes vaches, en priant saint Antoine-des-troupeaux. Voici également une fiole d'eau bénite ce matin. Verse-la dans la citerne. Voici pour ton fusil de la poudre bénite contre les maléfices, les enchantements et les invulnérations. Et enfin voici des billets de l'Evangile de saint Jean. Enveloppe soigneusement tes balles dans ce papier. Fais-en une bourre en invoquant saint Hubert et en versant une bonne dose de poudre. Quand le chamois viendra, vise bien et ne crains rien!"

Le tout fut placé dans la "mitrette" qui avait été soigneusement vidée. Et le vieux Pierre partit, joyeux et content, sur son grison, promettant d'apporter sous peu le satané chamois aux bons pères pour faire un festin d'amis.

Il arriva à la fraîcheur à Solomont, gai comme un pinson. Il gravit la pente abrupte aussi allègrement que s'il avait eu vingt ans. Il commanda à ses gens de doubler et de tripler la meule de bois qui devait être le feu de la Saint-Jean sur le "Crêt Courlâ". Il leur défendit de jurer, même s'ils voyaient le chamois noir. Puis il se mit à entourer des balles avec le précieux papier, fit bonne bourre et versa copieusement la poudre dans le canon de son fusil. Il fredonnait un vieil air, qu'il n'avait pas chanté depuis nombre d'années. Chaque vache, chaque chèvre, chaque cabri et chaque veau avait reçu son grain de semence de foin.

L'eau bénite avait été religieusement versée dans la citerne.

Et le vieux Pierre continuait de chanter son vieux refrain des joyeux jours. Les armaillis, malins et peu charitables, se regardaient en souriant. Ce qui voulait dire: "Eh!... le vin pétillant des bons pères capucins produit son effet! Il rend maître Pierre singulièrement guilleret."

Le bois étant proche, le bûcher de la Saint-Jean fut bientôt triplé et complété.

Tout le monde rentra au chalet. Le soleil était tombé, la nuit approchait. Les armaillis avaient commencé à traire. Maître Pierre, près de l'âtre, caressait son vieux fusil.

On chuchotait et l'on riait dans l'étable. Soudain, tout le monde se leva. Le silence se fit et Pierre se précipita à la porte du chalet: le chamois noir venait de se faire entendre à quelques pas, il bêlait. Un coup de feu, un cri rauque... suivi d'un cri de triomphe! La mauvaise bête était tombée!

Mais ce n'était plus un chamois! C'était un gros Bernois du Pays d'Enhaut. Le sorcier de Culan qui, pantelant et sanglant, s'enfuyait dans la forêt abrupte, située à vingt pas du chalet.

Il n'alla pas bien loin... Peu de jours après, on l'enterrait à Rossinière.

Quel mauvais gibier aurait été pour les pères capucins de Bulle, le chamois de Culan! 

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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