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LE POULAIN ROUGE DE LA GOLETTA

Il n'est plus qu'un lointain souvenir, le temps où chaque village gruérien avait son moulin qui lançait aux échos son joyeux tic-tac.

Plus de moulins aux toits moussus.

Plus de petit âne parcourant les villages, apportant aux ménagères, sur son bât, des sacs dodus. Plus de gai Mathurin allant de ferme en ferme, avec son char rustique, chercher la mouture. Enfin, plus de meunières accortes, aux yeux brillants, toujours souriantes aux jeunes clients.

C'était le "bon vieux temps"!

Cerniat aussi, mes amis, avait son moulin à tic-tac et sa roue à eau, que faisait tourner l'onde d'un clair ruisseau.

Le moulin de Cerniat était situé en dessous du village, au fond de la pente raide qui descend vers le Javroz. Il était reliée à Charmey par un pont jeté sur le torrent.

Sûr, il y avait un chemin descendant de Cerniat à son moulin. Mais quel chemin! Le plus désolant casse-cou qu'être humain puisse imaginer. La plus affreuse charrière que les pluies aient ravinée!

Figurez-vous un ruisseau rapide, à peu près à sec, avec de petites cascades variant de quelques pouces à plus d'un pied. Et des flaques d'eau, des fondrières, une infinité de cailloux, petits et gros. Cette étrange voie de communication était ombragée de coudriers, qui auraient plus de vingt pieds de haut. Et c'était encore la partie la plus confortable du chemin qui reliait Cerniat à Fédières...

Du côté de Charmey, quatre ou cinq sapins sur le Javroz, consolidés à l'une des extrémités par quelques blocs. De l'autre, la base d'un rocher perpendiculaire. Chaque fois que le Javroz débordait, le malheureux pont était emporté. Et Mathurin, âne et mulet ne voyageaient guère que du côté de Cerniat.

Le chemin faisait soudainement un angle droit pour arriver sur le pont. Un pas de trop: on était à l'eau! Il le quittait également par un angle aigu. Un pas de trop: on se cassait le nez contre le rocher! Par un troisième angle droit, le chemin débouchait entre les deux parois d'un ravin de plus de cent pieds de haut, constamment travaillées par les pluies, le vent, le gel et le dégel.

Tout à côté du chemin coulait un ruisseau. Où était le chemin? Où était le ruisseau? C'eût été difficile de le dire. Le chemin était celui qui avait le moins d'eau et le plus de cailloux Il courait sur une longueur de mille pieds et débouchait, enfin, sur le plateau de Charmey.

Cette gorge, couronnée de vieux sapins, s'appelait la "Goletta". Elle était sombre et dangereuse, surtout pendant la nuit. Des lieux aussi sauvages - vous l'imaginez - étaient le séjour de prédilection des revenants et des esprits malicieux.

Le plus redoutable était, sans contredit, le "Poulain rouge". Il sortait par-dessous la grange de la maison appelée "le Rio de la Mâla".

Quelle était l'origine de ce monstre?

Quels méfaits devait-il expier dans ces charrières creuses?

Nul ne l'a jamais su. Ce qui est sûr, c'est que certaines nuits noires, et surtout pendant les nuits des Quatre-Temps, un jeune cheval, rouge comme braise, si incandescent qu'il en paraissait transparent, issait du "Rio de la Mâla". Il cavalait en haut, en bas, tout au long du chemin terrible, faisant jaillir des gerbes d'étincelles sous ses sabots, vomissant des jets de flammes par les naseaux. Il hennissait si fort qu'on eût cru entendre le son d'un clairon. A ce bruit strident, Charmeysans et Cerniatins, hommes et femmes, se hâtaient de rentrer au logis. Car l'apparition attirait sur les familles accidents, maladies, décès, pertes d'argent et de bétail.

Le "Poulain de la Goletta" était la terreur de la contrée. 

Un soir, Mathurin du moulin de Cerniat était venu ramener leur farine aux belles Charmeysannes. Il se trouva si troublé par leurs charmes et leur conta si longtemps fleurette que, pour retrouver ses esprits, il s'en fut à l'auberge de l'Etoile où festoyaient de nombreux bons vivants.

Les flacons succédèrent aux flacons. Il était fort tard lorsque notre homme songea à rentrer, avec char et mulet, à son moulin. Complaisants de nature, les Charmeysans l'aidèrent - c'était très nécessaire! - à se hisser sur son véhicule. Et il partit.

Durant la nuit entière, on fut dans la plus grande anxiété, au moulin de Cerniat. Les femmes calmaient leur souci en priant pour que le mulet leur ramenât Mathurin. On était bien sortis, une fois ou l'autre, devant la porte. La rigole où passait le chemin s'éclairait soudain comme en plein jour Des flammes tressautaient aux branches des sapins. On entendait des éclats de rire sardoniques, des "youtsées" éclatantes, des cris effrayants. Si affreux était le vacarme que meunier et meunières rentraient précipitamment et reprenaient leurs consolantes occupations.

Quand il fit grand jour, hommes et femmes, se tenant fermement par la main, s'acheminèrent courageusement, à trois, vers Charmey...

Par chance qu'ils ne s'étaient pas aventurés pendant la nuit dans l'infernale charrière, où les revenants avaient fait rage. Quelles découvertes!

Le chapeau de Mathurin trônait au sommet d'un sapin. Sa vaste blouse "endimanchait" un buisson. Ses souliers marchaient en l'air au bout de deux pieux. Les quatre roues du char étaient perchées à l'extrémité de hautes branches. Les limonières se trouvaient plantées en guise de paratonnerre sur le faîte de la grange des fous. Dix sacs d'orge se balançaient comme de vulgaires pendus, le long du chemin. Les ridelles étaient amarrées dans le Javroz, en guise de barque. Le reste du char - avant et arrière-train - décorait le talus!

Jeannot, le mulet, solidement attaché à un gros tronc, plongeait voluptueusement ses naseaux dans un profond sac d'avoine et la savourait à se faire sauter la panse

Mais Mathurin? Qu'était devenu Mathurin?

Il fut découvert, couché, bien abrité sous les branches d'un vieux sapin. Le meunier et ses compagnes constatèrent que les revenants de la "Goletta", certainement commandés par le "Poulain du Rio de la Mâla", après avoir en partie déshabillé le brave homme, l'avaient emmaillotté dans la couverture de Jeannot, le ficelant avec son fouet. Puis ils l'avaient enveloppé avec la bâche du char. Le tout, solidement lié, avait été placé dans le harnais du mulet et, enfin, transporté sous le sapin. Mathurin portait même au cou, à titre de décoration, la clochette de son compagnon de voyage! Il ronflait comme un bienheureux. Son sommeil était si profond qu'on dut le transporter au moulin dans son maillot. Le lendemain et le surlendemain, son sommeil durait encore.

Lorsqu'il fut enfin sorti de sa léthargie, Mathurin se souvint. Il conta, avec des hoquets de frayeur, qu'une troupe de diables, commandés par le "Poulain rouge", l'avait assailli en haut de la "Goletta". Ils avaient renversé son chargement, et s'étaient livrés à une orgie d'amusements à ses dépens.

Aux prises avec tant de diableries, il était tombé en défaillance. Un sommeil de plomb l'avait totalement privé de ses esprits.

Mathurin put encore préciser que ces diables incarnés n'étaient pas les âmes damnées de Cerniatins. Car, avant de tomber en syncope, il en avait eu la nette conscience: ces suppôts de l'enfer parlaient lentement et sentencieusement le patois charmeysan!

Le meunier pouvait se frapper la poitrine: c'est parce qu'il s'était attardé avec les bons vivants de Charmey qu'il fut victime de la "chetta". A quelque chose malheur est bon! Mathurin, le joli meunier, de ce jour ne consentit jamais plus à s'attarder avec les joyeux Charmeysans. Il refusa leurs pressantes invitations, par crainte d'être une fois encore le jouet de plaisanteries saugrenues.

Celles du "Poulain rouge du Rio de la Mâla" et de sa diabolique escorte, les revenants de la "Goletta"! 

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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