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LA GRANGE AU RENARD

Il y avait autrefois, au-dessus de Bellegarde, une grange qui s'appelait la "Grange-au-renard".

Pourquoi lui avait-on donné ce nom? Personne ne le savait. De mémoire d'homme, jamais renard n'avait eu son terrier dans ces parages.

Les noms locaux sont du reste souvent si baroques qu'il serait inutile d'en chercher l'origine. Pourtant, ceux qui l'avaient baptisée ainsi ne l'avaient pas fait sans raison. Vous allez en juger.

Un hiver - il y a de cela fort longtemps - un pestiféré de renard faisait carnage à Bellegarde. Un soir, le poulailler de Gretta y passait, le lendemain celui de Betti était anéanti, le surlendemain toutes les poules de Baleli étaient égorgées. C'était la consternation des poulaillers, l'extermination de la gent pondeuse, aussi bien à La Villette qu'à Jaun, tant à Weibelsried qu'à Zur-Eich. Ce renard semblait en vouloir à toutes les poules de la région. Il ne se contentait pas, comme le commun des renards, d'enlever furtivement une poule et de déguerpir aussitôt. D'abord, il tuait tout, puis s'en allait avec le butin qu'il pouvait emporter...

On avait beau loger les pauvres volatiles dans les étables, dans les cuisines et même dans les chambres. La nuit, le rusé voleur, ayant creusé un tunnel sous un mur, troué une paroi, déplacé une planche, descellé une vitre, s'introduisait audacieusement près des poules pendant le doux sommeil des femmes de Bellegarde.

J'ai dit: "le doux sommeil" des ménagères de Bellegarde. Je n'en pourrais pas dire autant de celui des hommes! Car leurs aimables compagnes leur faisaient la vie si dure que, malgé l'hiver et ses rigueurs, ils devaient veiller et parcourir chemins, sentiers et ruelles pour se procurer la peau de l'infernal carnassier.... Une bande de brigands assoiffés de carnage, ni même une troupe de diables décharnés ne leur aurait pas occasionné plus de courses, de soucis et de tracas.

Si c'eût été pour quelque chose... passe encore. Mais toutes les recherches restaient vaines.

Les plus fins braconniers de la contrée - et qui dit fin braconnier de Bellegarde ne dit pas rien! - avaient aperçu le renard et avaient braqué leurs fusils. Mais, ou bien la poudre avait fait long "feu", ou bien un malencontreux était venu se placer devant l'égorgeur de poules, ou bien le coup avait raté, ou encore la grenaille était partie trop haut ou la balle trop bas. Si bien que la bête avait bravé tous les périls et tous les chasseurs.

Et le lendemain matin, les femmes de Bellegarde avaient à déplorer de nouvelles victimes.

Si le brigand s'était contenté de détruire les poules des bourgeois, c'eût été crime ordinaire. Mais, un samedi soir, il poussa l'outrecuidance jusqu'à s'attaquer à la basse-cour du curé.

Tout fut mis à mort, coq, poules, poulets - même d'innocents lapins. Aussi, le lendemain matin, la colère de Franciska, la servante, était-elle terrible. Non pas tant contre maître renard que contre les hommes de Bellegarde. (Vrai est-il de dire que jamais aucun de ces hommes-ci n'avait tenté de lui faire un brin de cour!)

En une demi-heure, bien que ce fût dimanche, elle avait ameuté la moitié des femmes du village contre leurs trop apathiques maris. A tel point que ces derniers osèrent à peine sortir de chez eux pour aller à la messe.

S'ils n'avaient été croyants, ils n'y seraient certes pas allés. Car autant la colère de Franciska était glapissante, autant celle du bon curé était foudroyante. Au prêche, les pauvres hommes, chasseurs et autres, tout confus, entendirent les plus dures vérités que jamais curé de Bellegarde ait adressées a ses paroissiens!

Entre autres choses humiliantes, de leurs deux oreilles attentives, ils s'entendirent déclarer que, puisqu'ils ne savaient protéger les poules de leur curé, aucun n'était digne de porter un fusil. Et que tous devaient avoir honte dorénavant de se présenter devant une poule, même mouillée...

Grande rumeur, à Bellegarde! Hans Stumm avait vu le renard! Il l'avait vu, se léchant les babines au soleil, assis sur le bassin de la Grange-au-renard, se grattant voluptueusement l'oreille tout en jetant des regards obliques vers le village.

L'assemblée communale, aussitôt convoquée, décréta que celui qui tuerait la maudite bête serait élu syndic et que tous ceux qui l'accompagneraient seraient appelés aux glorieuses fonctions de conseillers communaux de l'auguste village, avec le privilège de porter l'habit noir et le gilet rouge, au jour de la Saint-Etienne, patron de la paroisse. Les amers reproches de leur curé, dont ils avaient laissé massacrer les poules, avaient fort irrité les intrépides braconniers de Bellegarde. Et quand les "Jauner" sont fâchés, ils n'entendent, dit-on, plus raison. Aussi, de tout le village, il n'y eut que deux hommes qui se décidèrent à se mettre en chasse: Jean-Baptiste In-der-Mühle et Hans-Josi d'Unterthurm. 

Je laisse la parole au premier pour raconter ce qui lui est arrivé, ainsi qu'il l'a relaté dans ses mémoires.

"Pas un seul homme de l'assemblée ne voulait se charger d'exterminer ce sorcier de renard. Maints chasseurs pondérés avaient même dit: "Puisque le curé croit qu'il est facile de le tirer, qu'il le fasse lui-même! Il ne laisse courir si loin ni un lièvre ni un chamois quand il les tient au bout de son fusil, même sans permis de chasse. A lui donc le soin de surveiller et de protéger son poulailler!"

Mais ce monsieur, déjà curé de Bellegarde, ne tenait nullement à en devenir syndic! C'est pourquoi il ne vint pas même à l'assemblée. Je n'y tenais pas non plus, mais comment rentrer à la maison si je refusais? La servante de la cure était une amie de ma femme! Je déclarai que j'irais à l'affût et Hans-Josi d'Unterthurm ne voulut pas me laisser aller seul.

Alors vivait dans une misérable cabane, bâtie en arrière du château de Bellegarde, un méchant petit homme, tordu, bossu, aux cheveux roux, aux yeux exorbités, laid à faire peur. Il n'était pas bourgeois de Bellegarde, cela va sans dire, notre village ne produit pas d'êtres pareils, il venait du pays des Coutzerouds et s'appelait Samuel.

Il n'en était pas moins un personnage redoutable. Il connaissait le secret pour arrêter une hémorragie. Il savait guérir les maladies au moyen de formules magiques, tirées d'un grand livre diabolique. Il fabriquait des remèdes infaillibles, pouvait immobiliser sur place un voleur trop audacieux; il prédisait l'avenir, le temps une année à l'avance et était à même de se procurer du vin et des liqueurs à profusion, sans posséder ni vigne ni alambic, disait-on.

Bien qu'"avinièro" il vint à l'assemblée.

Car, par mégarde et vu le danger, on avait convoqué tout homme de la vallée. Il y prit la parole contre le curé avec lequel, du reste, il avait eu souvent maille à partir.

Malgré ses propos qui lui avaient valu de vertes répliques (car les hommes de Bellegarde, bien que fachés contre leur curé, n'entendent pas qu'on en dise du mal), Samuel le Coutzeroud voulut nous accompagner. C'était plutôt un tendeur de trappes et de traquenards qu'un vrai braconnier. Nous aurions préféré le voir assis sur le coq du clocher, ou suspendu dessous, plutôt que de l'avoir en notre compagnie. Mais comment refuser?... Il nous aurait inévitablement jeté un mauvais sort. Mieux valait donc le tolérer. Nous eûmes soin toutefois, soit Hans-Josi, soit moi, de nous munir de nos chapelets, tant notre confiance était petite. Ou, pour mieux dire, si grande était notre défiance!

Entre jour et nuit, après avoir soigneusement chargé nos fusils, un coup à grenaille et l'autre à balle, nous nous mîmes les deux en route pour la Grange-au-renard. L'autre nous suivait, goguenard. Je me sentais tracassé... Une pareille expédition! Et avec ce Coutzeroud!

La grange était vide de bétail et de foin. Nous allâmes donc nous installer à l'écurie. La nuit tomba, froide mais sereine, éclairée par une belle lune. Je m'installai à la fenêtre donnant sur le village, dont j'avais descellé un carreau. Et Hans-Josi veillait à la fenêtre supérieure. Nous ne prîmes pas même la peine de voir où Samuel allait se placer.

J'avais déjà fumé dix pipées. Pourtant, le froid et le sommeil me gagnaient. Mais je n'apercevais rien et je n'entendais pas le moindre souffle. N'ayant plus qu'une lampée dans ma gourde, j'allais inviter Hans- Josi à ne pas veiller inutilement après minuit, quand j'entendis un léger grincement sur la neige et un faible glapissement, semblable à une plainte. Le renard était sorti de sa cachette sous la grange. Il nous croyait gelés ou endormis sans doute!

"Ça y est", me dis-je.

Les deux bassinets sont remplis de poudre, la pierre à étincelles est levée. J'observe, je vise... Le renard s'avance, s'arrête, regarde à droite, à gauche. Il marche prudemment comme s'il flairait quelque danger... Il est au bout de mon fusil... pif! pan!... Je ne vois plus rien... Il doit être "ébriqué"...

A cet instant, Hans-Josi, lui aussi, lâche ses deux coups... J'avais manqué le scélérat qui avait passé comme un éclair de l'autre côté de la grange, venant ainsi se placer devant le fusil du plus fin braconnier de la vallée.

«Il ne doit plus avoir ni oreilles, ni queue (crie mon compagnon). Sinon, je donne ma part de renards aux chats! Nous nous précipitons tous deux hors de l'écurie, pour ramasser sa peau. Rien! Pas atteint!... Le renard, caché dans les taillis le long du ruisseau, glapissait d'un air moqueur. Et le Coutzeroud, qui n'avait pas même essayé de tirer ses coups, ricanait insolemment. Furieux de notre maladresse, nous rentrons en faisant claquer la porte et nous saisissons nos fusils. Samuel tenait également le sien, armé pour le cas où (disait-il méchamment) il plairait à maître renard de revenir nous rendre visite.

Nous étions debout au milieu de l'écurie, occupés à recharger nos armes pour descendre le long du ruisseau. Et nous nous demandions comment nous avions pu manquer notre coup, l'un et l'autre, à trente pieds de distance, quand nous vîmes deux yeux rouges et perçants, de courtes oreilles pointues et une tête malicieuse paraître au trou qu'avait fait Hans-Josi en enlevant un carreau de la fenêtre.

C'était notre renard, qui nous fixait audacieusement. Ses yeux éclairaient toute l'écurie, ce qui me permit de remarquer un mauvais sourire sur les lèvres du Coutzeroud.

Un sinistre glapissement fit passer du froid dans mes veines. Cette façon d'agir de la part d'un animal ne m'annonçait rien de bon. D'autant plus que j'avais constaté que notre compagnon et le renard échangeaient un clin d'oeil complice!

Pressentant un grand danger, j'ouvre brusquement la porte et je me précipite en toute hâte vers le village, abandonnant mon fusil pour courir plus vite. Hans-Josi qui avait rechargé le sien et qui, paraît-il, désirait beaucoup plus que moi devenir syndic de Bellegarde voulut tirer.

Voyant le carnassier devenir tout rouge, il laisse tomber son arme et détale à toutes jambes sur mes traces, poursuivi par l'infernal renard devenu gros. Gros comme un chien et lumineux comme un météore. Et le méchant homme, Samuel le Coutzeroud, de crier de toutes ses forces: "Ne courez pas si vite! Sortez vos chapelets!"

Hans-Josi courait vite, très vite et moi aussi. Soudain, j'entends un grand cri... Le renard l'avait mordu sous les pans de son habit! Et l'affreuse bête passait devant moi, sans me regarder, emportant un fond de pantalon, un lambeau de chemise. Et même, je crois, quelque chose de plus.

Le renard fit un détour et remonta, en répandant une vive lueur, vers la grange où le Coutzeroud l'attendait, je pense. Bientôt, un bruit de voix vint jusqu'à nous. On discutait, puis le ton s'enfla. Les voix devinrent peu à peu aigres et perçantes, pleines de colère. Elles dégénérèrent enfin en vociférations auxquelles succédèrent des supplications, des appels désespérés, des gémissements, des cris affreux. Un long éclair blafard vers le ruisseau, puis... le silence et l'obscurité. Tremblants de froid et, sans doute, d'épouvante, nous nous séparâmes et nous rentrâmes chacun chez soi.

Le lendemain matin, au point du jour, tous les habitants du village de Bellegarde étaient à la Grange-au-renard. On y respirait une odeur suffocante de soufre et les parois de l'écurie étaient roussies! Je trouvai devant la porte mon fusil qui m'attendait. Celui du Coutzeroud gisait sur le plancher, la crosse entièrement carbonisée, mais l'homme resta introuvable. On descendit précipitamment vers sa hutte. Il n'y était point. Tout était pareillement carbonisé à l'intérieur de cette misérable cabane. Mais, sur la première page d'un gros livre, on pouvait lire encore le mot: "Grimoire".

On parvint à déchiffrer des pages entières du livre carbonisé. Le papier en était devenu noir, le texte blanc.

Le Coutzeroud était donc un vrai sorcier! Et l'affreux renard qui avait désolé les poulaillers de Bellegarde n'était autre que le diable lui-même. Il avait emporté son digne serviteur.

Depuis ce soir-là les poules de Bellegarde furent tranquilles. Les femmes se calmèrent et devinrent moins méchantes. A l'exception de la servante de cure.

Mais dévouez-vous pour la commune! Jamais Hans-Josi ne fut élu syndic de Bellegarde. Ni moi non plus...

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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