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LES BENEDETTES DE BELLEGARDE

De tout temps, l'Evangile de saint Jean a exercé une influence terrorisante sur messire le diable et sur tous les esprits malins et malfaisants, tant sur ceux qui volent dans les airs que sur ceux qui hantent les maisons, gens et bêtes sur la terre.

C'est, dit-on, à cause de cette influence bienfaisante qu'au Moyen Age, alors que le diable voyageait beaucoup sur terre, voguait de long en large sur mer et volait impunément dans les airs, que l'Eglise a fait ajouter à la fin de la sainte messe le début de l'Evangile de saint Jean.

Elle ordonna, en outre, que cet évangile, écrit en beaux caractères très lisibles, fût exposé sur le côté gauche des saints autels pour la célébration de la messe.

Depuis ces temps reculés à nos jours, tout célébrant n'a cessé de réciter d'ordinaire l'Evangile de saint Jean après avoir dit: "Ite missa est". Allez, la messe est dite!...

Et nombre de diables, même des plus fourbes et des plus hargneux, ont dû rentrer dans leurs antres ténébreux; d'autres ont été atrocement écornés et d'autres ont vu leur puissance très amoindrie.

Il est évident que, pour obtenir ces heureux résultats et pour étre débarrassés du diable, tous les fidèles, aussi bien les femmes que les hommes, doivent joindre leurs prières à celles de l'Eglise et ne pas quitter le lieu saint avant que l'Evangile de saint Jean ne soit entièrement récité.

Le touriste qui a visité le gracieux village de Charmey, à l'entrée des Alpes gruériennes, cède facilement à la tentation de suivre plus loin la belle vallée qui s'enfonce dans la montagne, entre deux parois de hautes cimes, dont plusieurs ont plus de 2000 mètres d'altitude.

A l'entrée de Bellegarde, village pittoresque, aux chalets brunis par les feux du soleil ou ternis par les pluies, son regard est attiré par le clocher en forme d'éteignoir d'une très ancienne église construite au bord de la Jogne, rivière qui, toute blanche, tombe en cascade d'un rocher, à quelque cent mètres du vieil édifice.

Autour de cette église, dorment dans le repos du Seigneur plus de trente générations. Hélas! fut un temps où toutes les chères défuntes de Bellegarde, bien que bonnes chrétiennes de leur vivant, ne dormaient pas en paix, car on entendait pendant les nuits sombres des soupirs, des gémissements, des pleurs et même de faibles cris près des pelou- ses de mousse et de fleurs du cimetière.

D'aucuns avaient cru que c'étaient là des gémissements de hérissons. D'autres, des soupirs de chauves-souris nichées sous le toit de bardeaux de la vieille église. D'autres encore affirmaient qu'on entendait les cris de jeunes hiboux. Des esprits forts prétendaient naturellement que l'on n'entendait rien du tout...

Hélas! on n'entendait que trop réellement. Les gémissements des hérissons, les soupirs des chauves-souris et les hululements des hiboux n'avaient rien de commun avec ce qu'on entendait sur le cimetière de Bellegarde.

Est-ce qu'une femme se plaint comme un hérisson? Est-ce qu'une jeune fille soupire comme une chauve-souris? Certes, non!

Mais qui écoutait attentivement reconnaissait bien des gémissements humains. Et l'on doit bien convenir que c'étaient des voix de femmes qu'on entendait gémir et sangloter pendant les tristes nuits.

Tout le village était alarmé. Le curé avait beaucoup prié et de saintes âmes avaient joint leurs prières aux siennes. Il avait lui-même chanté des offices, dit des neuvaines de "Salve" et de "Libera me" et fait des processions expiatoires sur la terre des trépassés...

Soupirs et gémissements n'en continuaient pas moins.

Les pères capucins et d'autres charitables religieux étaient accourus.

Ils avaient jeûné et prié, eux aussi, mais soupirs et gémissements ne cessaient pas. Tout le village était consterné. On parlait également de déterrer tous les morts et d'aller ensevelir leurs ossements au plus loin, dans un endroit très écarté, du côté d'Abländschen, pour que les trépassés permettent aux vivants de dormir en paix.

Mais, plutôt que d'en venir à cette extrémité, un homme allait s'employer à soulager les benoîtes âmes en peine.

A Bellegarde, seules deux habitations avoisinent l'église. En venant du village, la première, brune et fleurie, est celle du curé. L'autre, toute grise, est celle du sacristain. Cette dernière est percée de quatorze petites fenêtres qui s'ouvrent sur le cimetière.

Aussi, comprend-on pourquoi Hans-Josi, le sacristain, était tout particulièrement incommodé par tous ces soupirs, râles, sanglots et appels éplorés des âmes en peine.

Une nuit où les bruits furent plus lugubres et plus déchirants que de coutume, il ne put fermer l'oeil, ce qui lui donna tout loisir de chercher un remède à sa facheuse situation. Avant que l'aube eût blanchi la cime de la Körblifluh, il crut avoir trouvé le bon moyen. Il ne le confia à personne, car il était rusé et malin comme le sont les vieux sacristains, qui ont beaucoup fréquenté spirituelle compagnie.

Donc, par une nuit très sombre, il s'en vint à l'église, prit sur l'autel le tableau de l'Evangile de saint Jean, planta des clous aux angles supérieurs du cadre, y attacha un cordon, puis il le suspendit à son cou. Il prit encore le goupillon et le bénitier de cuivre de la sacristie. Ainsi armé et protégé par le tableau comme par un bouclier, et sûr que le diable ne lui pouvait rien, il commença le tour de l'église en récitant le "De Profundis" et l'Evangile de saint Jean.

Il n'avait pas fait vingt pas qu'une centaine de voix féminines éplorées lui criaient lamentablement: "Hans-Josi, va-t'en avec ton Evangile de saint Jean! Va-t'en! Va-t'en! C'est lui qui est la cause de nos souffrances!"

Des gémissements, des pleurs, des cris s'élevaient de tous les coins du cimetière. Des ombres et des fantômes surgissaient et entouraient le sacristain de toutes parts. D'ordinaire très courageux, Hans-Josi trébucha quelque peu et piétina plusieurs des tombes qu'il aspergeait d'eau bénite. Ses gestes étaient saccadés et n'avaient qu'une ressemblance lointaine avec ceux du curé lorsqu'il descend la nef principale, aspergeant les fidèles au commencement d'une grand-messe.

Sorti par la porte de la sacristie, Hans-Josi avait contourné le choeur et fini par arriver devant la chapelle de la messe matinale, puis devant le porche, là où les sépultures étaient les plus nombreuses. Alors, d'une voix qu'il aurait voulue ferme, impérieuse et tonnante, mais qui fut surtout haletante, il cria:

"Démons infernaux et vous tous, esprits malfaisants et diaboliques, si c'est vous qui troublez les gentilles âmes des bonnes chrétiennes de Bellegarde, par l'Evangile de saint Jean, je vous en conjure, retirez-vous loin d'elles. Laissez-les en paix, afin qu'elles parlent librement. Vous, âmes bénédettes qui souffrez, je vous ordonne, au nom du même évangile, de me faire connaître la cause de vos souffrances et ce qu'il faut faire pour vous mettre en bon repos."

Alors, de nombreuses voix de femmes de lui crier toutes à la fois: "Nous avons péché! Quand nous assistions le dimanche à la messe, nous n'avions pas la patience d'attendre la fin de l'Evangile de saint Jean pour quitter l'église. C'était une grande irrévérence envers l'apôtre bien-aimé de Jésus. Nous avons donné le mauvais exemple aux hommes et saint Pierre nous a fort mal reçues. Il ne veut pas nous laisser entrer en paradis tant que les femmes de Bellegarde n'auront pas pris l'habitude de rester à l'église jusqu'à ce que le prêtre descende de l'autel et tant que, en priant pour nous, elles n'auront pas assisté à autant de messes que nous en avons entendues d'écourtées.

C'est le diable, le diable lui-même qui nous poussait à ne pas réciter le dernier évangile avec le prêtre. Il était ainsi le maître de notre journée. Il y a, dès lors, entre nous toutes, des milliers d'Evangiles de saint Jean non entendus et non récités! Pauvres femmes! Quand finira donc notre triste destinée?"

Hans-Josi reconnut les voix de plus de vingt jeunes filles, bonnes, gentilles et belles, mortes depuis longtemps. "Oh! gémissaient-elles, pour être mieux remarquées et admirées et afin d'attirer les regards, nous sortions invariablement avant la fin de l'office. Oh! combien nous sommes punies! - Hélas! disaient en pleurant les maîtresses de maison, nous étions pressées et voulions aussi, un peu par vanité, montrer combien nous étions travailleuses, actives et affairées. Et nous quittions parfois l'église avant l'"Ite missa est". Aussi, saint Pierre ne veut pas nous ouvrir la porte du paradis!" Ces centaines de pauvres âmes féminines venaient ainsi confesser humblement leurs irrévérences envers le saint évangile.

Même l'ancienne servante du curé défunt, Irmengard, une sainte âme pourtant, qui n'eût jamais supporté une cancanière à sa cuisine, avait été arrêtée à la porte du paradis parce que, pour avoir trop voulu montrer aux paroissiens de Bellegarde combien elle était dévouée à son vieux curé, elle quittait régulièrement l'église aux dernières oraisons s'empressant d'aller préparer le repas de son maître. Ce dernier lui-même avait été mis en quarantaine dans l'autre monde pour n'avoir pas rappelé sa gouvernante à l'ordre.

Pauvres filles! Pauvres femmes! Que de soupirs! Que de pleurs! Que de gémissements pour expier leurs manquements!... Et combien leur naturel était changé. Plus d'orgueil, plus aucune vanité. Elles étaient humbles et suppliantes! Hans-Josi, au coeur bon et compatissant, les consola de son mieux et leur donna de l'eau bénite. Aussitôt, le silence s'étendit sur tout le cimetière. Heureux comme un pinson et agile comme un chamois, Hans-Josi, portant toujours son évangile comme un bouclier, ne fit qu'un bond jusqu'à la cure. Il frappa si fort à la porte que le curé, tout effrayé, s'en vint lui-même répondre à l'instant, sommairement vêtu:

"Elles sont délivrées! Elles sont délivrées!" criait à tue-tête le sacristain.

Le vieux curé, voyant les yeux hagards du brave homme et, sur lui, le cadre du saint évangile, considérant son exaltation et entendant ses paroles incohérentes, crut d'abord à une démence subite... Mais Hans-Josi de répéter: "Elles sont délivrées! Je connais le moyen de les délivrer! Ce sont elles-mêmes qui viennent de me l'indiquer..." Peu à peu, il raconta sa courageuse entreprise et tout ce qui s'était passé au champ des morts qui, dès cette mémorable nuit, allait redevenir réellement le champ du repos.

Le lendemain, très tôt, l'heureuse nouvelle était annoncée aux femmes de Bellegarde. Et bientôt toutes, jeunes et vieilles, accompagnées de beaucoup de jeunes gens et d'hommes, venaient entendre pieusement la sainte messe pour la délivrance des chères âmes, condamnées à errer si longtemps sur le cimetière, jour et nuit, par la chaleur, le froid, la pluie, la neige et les frimas. Peu à peu, à mesure que les prières se succédaient, les soupirs, les pleurs et les gémissements des pauvres revenantes se firent plus rares. Car peu à peu aussi, saint Pierre fit ouvrir toute large la porte du paradis aux jeunes filles et aux femmes de Bellegarde, de sorte qu'elles jouissent maintenant toutes du bonheur si ardemment désiré et si longtemps attendu.

Inutile d'ajouter que, depuis ce temps-là, plus aucune femme du village ne sort de l'église tant que l'Evangile de saint Jean n'est pas récité jusqu'au "Deo gratias"!

Ce fidèle récit aura sans doute attristé le coeur tendre de beaucoup de femmes. Mille pardons pour le chroniqueur. C'est par devoir de charité envers les âmes féminines qu'il le narre, afin que toutes, dûment averties du danger, évitent le sort des pauvrettes de Bellegarde. Car, serait-il juste que, faute d'avoir été rendues attentives à lèur devoir et pour y avoir manqué, elles s'en aillent errer et gémir durant des années sur les tristes cimetières, elles qui font entrer plus tôt les hommes en paradis en leur faisant faire ici-bas leur purgatoire? Mais la réciproque n'est-elle pas tout aussi vraie?

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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