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LA CHUPILLETTA

Entre la Berra et le Cousimbert, tout au sommet de la montagne, se trouve le pâturage de la Chupilletta, pauvre de bonne herbe et riche en "poils de chien".

Je ne sais pas ce qu'est actuellement le chalet. Il était autrefois des plus mal bâtis et des plus délabrés que je connaisse.

Une porte unique y donnait accès, celle de l'"aria". Et quiconque voulait arriver près du feu du "trintsâbyo" devait bien passer par là, au risque de promener ses chaussures dans une sorte de boue innommable, toujours abondante en cette écurie de génisses.

Le "trintsâbyo" n'avait jamais vu fabriquer un fromage, pas même une bonne "tomme" de chèvre. C'était un misérable réduit, sans cheminée, et n'ayant pour fenêtres que les nombreux trous dont les années avaient criblé le toit.

Trois pierres plates, disposées plus ou moins en angle droit, servaient de foyer. La fumée s'envolait à l'aventure, dans le chalet. Elle s'en allait où elle pouvait, et, le plus souvent, elle obscurcissait les yeux des malheureux condamnés à faire un peu de feu dans cette méchante cambuse.

En dépit de tous ces inconvénients, le chalet de la Chupilletta recevait des visiteurs que bien des chalets plus cossus n'ont jamais eu l'heur d'apercevoir. Il avait l'honneur d'abriter, de temps à autre, la "chetta".

Il est vrai que, d'ordinaire, pour se soustraire aux inconvénients de la fumée, tout en satisfaisant aux règles du sabbat qui ordonnaient aux sorcières de tenir leur assemblée autour d'un grand feu, la "chetta" prenait le plus souvent ses ébats sur le toit du chalet. Mais, par-ci par-là, quand la bise était trop dure ou le froid trop rigoureux, il arrivait que l'infernale cohorte pénétrait dans l'intérieur du chalet et y accomplissait ses rites, au grand désespoir des "vajilyè".

 

"Dzojè-a-Mè Tantè" et "Djan de Purlà", les deux plus crânes lurons de Treyvaux, étaient ce soir-là au chalet de la Chupilletta. C'était l'automne, peu de temps avant les bénichons. Il faisait nuit noire et un épais brouillard, accompagné d'une pluie diluvienne, les avait forcés de s'arrêter.

Où allaient-ils?

Je n'en sais trop rien. D'aucuns disent qu'ils passaient "lè frithè", se dirigeant vers Cerniat, à la recherche de quelques moutons égarés. D'autres prétendent qu'ils venaient trouver la belle "Marietta des Tertzons" et l'inviter pour la bénichon.

Il y avait bien une heure qu'ils étaient accroupis près d'un maigre feu, à demi asphyxiés par la fumée de bois vert et s'épongeant les yeux à qui mieux mieux, quand ils entendirent subitement une nuée de balais s'abattre et se promener sur le toit, des chouettes sautiller et voltiger sur les bardeaux, des "criblettes" piailler, des pies-grièches criarder et des chats-huants miauler lugubrement...

On allait, on venait, on jacassait, on parlait. On revenait, on se rassemblait...

Soudain, un crépitement se fit entendre au-dessus de la tête de nos hommes... A travers les fentes du toit, ils purent voir qu'un immense feu flambait sur le faîte. "Irè dou diâbyo bin". C'était bien du diable. Aussitôt, violons, flûtes, clarinettes, hautbois, tambours et tambourins, basses et contrebasses se mirent à battre et à jouer. Ce fut, pendant quelques instants, un bal effréné. Puis, un bruit de crécelle se fit entendre et tout disparut.

 

Plus morts que vifs, Djan de Purlà et Dzojè-a-Mè Tantè, les cheveux hérissés, la bouche contractée, les yeux écarquillés, n'osant ni prononcer une syllabe, ni remuer, demeuraient l'un en face de l'autre, pétrifiés d'épouvante.

Ils se rendaient compte de ce qui venait de se passer sur leurs têtes. Ces chouettes, pies-grièches, chats-huants, criblettes, et autres vilaines bêtes nocturnes, n'étaient autres que des sorcières... Et ce n'étaient pas que des Coutzeroudes, mais aussi des sorcières de la contrée qui, pendant le sommeil de leur mari, avaient réussi à se glisser hors de leur couche et s'étaient envolées par le trou de la cheminée, à cheval sur le manche à balai, pour venir à la "chetta"... Elles s'étaient donné rendez-vous à la Chupilletta pour s'en aller plus loin ensuite, on ne sait où... Vers la Tzintre, le Riô du Motélon, ou vers les Bernois...

Lorsqu'ils furent remis de leur première stupeur, nos hommes songèrent à prendre quelque repos.

Ils cherchèrent un endroit où se coucher. Mais où? Sur le "cholè", c'eût été trop près de la "chetta", qui pouvait revenir. A "l'arià", la porte manquait, et il eût fait trop froid... La nécessité rend ingénieux. Au moyen de quelques pieux et quelques bouts de planches enlevés du "cholè", nos voyageurs agrandirent la plate-forme du l'"inretcha", y descendirent le vieux foin dont se composait le lit du "vajilyè" et se firent ainsi une couche assez confortable.

Ils alimentèrent copieusement le feu qui devait les garder une partie de la nuit - car la clarté de la flamme protège contre les revenants - et ils s'endormirent enfin, serrés l'un contre l'autre.

 

Ils dormirent ainsi une heure, deux heures, peut-être plus... La flamme du foyer était tombée et une ombre épaisse, mêlée de fumée âcre, avait envahi leur logis. Tout à coup, Djan de Purlà s'éveille en sursaut. Il a entendu de sourds grognements tout près de lui! Aussitôt il se met sur son séant et cherche à regarder çà et là dans le "trintsâbyo".

Une bête toute noire, une bête aux yeux flamboyants, se roule dans la cendre du foyer. Elle a quelque ressemblance avec un cochon, mais elle demeure dans les braises, elle y semble à l'aise... Evidemment, c'est le diable! Fou de terreur, Djan, saisissant un pieu de son lit improvisé, se précipite à bas de sa couche, criant à tue-tête: «Le diable! le diable!» Puis, faisant appel à toutes ses forces, il assène un coup terrible au pauvre démon, qui se roule encore dans la cendre chaude. Celui-ci pousse un cri perçant, un hurlement si affreux que même Dzojè-a-Mè Tantè, lequel avait pourtant le sommeil dur, en est à l'instant tiré de ses rêves!

Des hurlements moins forts succèdent à ce premier cri, puis des plaintes... Puis quelques profonds soupirs, puis plus rien... La pluie sur le toit... La nuit noire dans le chalet! Son coup assené, Djan de Purlà, dont les dents claquaient de frayeur, rejoignit d'un bond sur l'"inrètcha" son compagnon qu'il prit à bras le corps. Il le serrait à l'étouffer, pleurant comme un enfant, murmurant en une sorte de litanie: "Pauvre moi! J'ai tué le diable! Comment me tuera-t-il bientôt? Pauvre moi!"

Pas trop rassuré lui-même, Dzojè-a-Mè Tantè cherchait à le réconforter:

- Maintenant, Jean, tais-toi, qu'est-ce que c'est qu'un coup de pieu pour assommer le diable?

- Si celui qui tue un homme est puni de l'enfer, comment sera puni dans l'autre monde celui qui tue le diable? reprenait Djan de Purlà. 

- D'ici là, Jean, cela s'oubliera, disait Dzojè-a-Mè Tantè.

Mais Djan de Purlà se lamentait de plus belle:

- Pauvre moi! De peur de lui, j'ai tué le diable; comment ça ira-t-il pour moi de l'autre côté?

- D'ici là, le diable te pardonnera, répétait en guise de consolation Dzojè- à-Mè Tantè. 

Cette conversation se prolongea la nuit entière. Nuit longue, nuit noire, nuit sans fin dans un chalet hanté par la "chetta", près du cadavre d'un diable tué!

Fuir?

Il aurait fallu pouvoir se remuer. Mais nos hommes étaient cloués sur place par la frayeur. A chaque instant, ils s'attendaient à voir une multitude de diables envahir ce maudit chalet, portant avec eux tous les instruments de torture pour faire, du meurtre de Satan, une sommaire et terrible justice.

Fuir?

Mais il aurait fallu oser descendre de l'"inrètcha". Fuir?

Mais l'esprit malfaisant de ce diable exterminé tournait évidemment autour du chalet. Il les aurait pendus haut et court au premier sapin venu, s'ils s'étaient hasardés à mettre le nez hors de l'"arià". 

Les étoiles s'éteignirent au ciel et quelques lueurs commencèrent à descendre dans le "trintsâbyo" par les trous du toit.

Alors, Djan-dè-Purlà et Dzojè-à-Mè Tantè, prenant à deux mains leur courage, sautèrent à bas de leur lit.

Mais - terreur des terreurs! - sous la forme d'un petit cochon gris-noir, le diable gisait encore dans la cendre!

Détournant leurs regards de cet affreux spectacle, et poussant l'un et l'autre de grands cris, ils détalèrent à toutes jambes, dévalèrent vers les Medzelenè et coururent d'une traite jusqu'en Pramodhy, répétant toujours le même refrain: "Nous avons tué le diable! Nous avons tué le diable!"

Le même jour, des gens d'"au-delà des montagnes", cherchant fortune, vinrent s'abriter au chalet de la Chupilletta.

Quelle ne fut pas leur surprise de trouver dans le "krâ dou fu", le creux du feu encore chaud, mais baigné dans son sang, un magnifique "tasson"!

Comme ces gens ne laissaient rien perdre, ils emportèrent ce gibier rare, pour en faire cadeau, dit-on, aux Chartreux de la Valsainte.

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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