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LE PONT DE THUSY

Par un dimanche pluvieux, des hommes de Pont-la-Ville et quelques-uns de La Roche, tous sujets du prince-évêque de Lausanne, étaient attablés derrière force channes à la taverne de "l'Enfant-de-bon-coeur". Cela durait depuis le Laudate des vêpres, et, comme l'on était au déclin du jour,tout le monde était d'humeur gaie, bruyante et communicative. Les anciens devisaient de la pluie et du beau temps, des champs et des bois, des vaches et des brebis et voyaient l'avenir sous un aspect riant.

Les jeunes gens disaient: "Les filles de Pont- la-Ville, de La Roche et de Treyvaux sont bien belles... Mais elles ne sont que laiderons comparées à celles d'en là." Et ce d'"en là" signifiait l'autre côté de la Sarine.

Sur ces collines, en effet, les habitants de Pont et surtout les jouvenceaux voyaient avec plaisir dans les prés, fleuris par le printemps et dorés par l'été, de gentilles "gracieuses" les saluer de la main. Et l'on entendait aussi leurs rires, leurs chants et leurs joyeuses "youtsées" à l'époque des foins et des moissons. C'étaient donc ces charmantes voisines que les garçons de la rive droite souhaitaient vivement mieux connaître, très curieux de savoir si elles étaient réellement aussi avenantes de près que de loin. Mais, hélas! La Sarine était là, qui mettait un obstacle au charme d'aller passer quelques veillées du côté d'Avry-devant-Pont.

A ce moment-là, aucun pont n'enjambait la rivière. Elle roulait en ces lieux une eau rapide et profonde entre des rives rocheuses et étroites. Pourtant, des ponts avaient déjà existé dans ces parages. Et l'on racontait, aux veillées, que les Romains en avaient construit un sous Vieux-Châtel. On pouvait même voir sur la rive gauche les traces d'un chemin sinueux qui descendait vers son emplacement. Un autre passage avait dû se trouver en face de la presqu'île de Pont, en aval du confluent du ruisseau de Mallamollié, où l'on remarque encore des entailles dans le roc. Et ce passage s'appelait "Pont de Thusy". On racontait aussi que ces ponts étaient construits en bois et que, de ce fait peu solides, ils n'avaient pu résister aux grandes crues de la Sarine. De plus, ils avaient nécessité d'incessantes réparations dont les frais étaient cause de différends entre les habitants des territoires qu'ils reliaient.

Depuis lors, on avait tenté de passer la rivière à gué, en radeau et même en barque, mais, que de tristes souvenirs! On racontait qu'un jour de la Saint-Pierre, trois solides Rochois avaient traversé la Sarine à gué. Ils voulurent la repasser de nuit... Jamais ils ne rentrèrent à la maison.

Rollin, l'intrépide Rollin, lui, la passa en barque, un jour de la Saint-Jean, avec deux amis. Les eaux étaient profondes, le courant rapide... La barque mal construite chavira et fut emportée. Des deux camarades, personne ne connut le sort, ou plutôt, on le devina. Rollin, jeté sur une grande pierre sise au milieu du lit de la rivière, y demeura toute une journée et, quand on l'eut sauvé, on ne l'appela plus que Rollin de la Pêra.

Mais à quoi bon énumérer les audacieux qui goûtèrent aux eaux bourbeuses de la Sarine en voulant la traverser?..

Malgré tout, les filles des habitants de la plaine n'en étaient que plus belles, plus attrayantes et, comme toutes choses difficiles à obtenir, plus tentantes...

Donc, à "l'Enfant-de-bon-coeur", en cet après-midi pluvieux, c'était à qui vanterait le plus les charmes et les gentils minois des jeunes voisines. Chacun avait quelque anecdote à conter. Même le châtelain, lieutenant du prince-évêque, narra sa petite histoire. Et tout cela au dépit et à la grande jalousie des femmes et jouvencelles pontvilloises qui servaient à boire.

Le syndic, qui se devait d'être réservé et plus sérieux, souhaitait la construction d'un pont pour sortir le village de sa solitude, en le reliant à la grande voie de communication qui s'en allait là, vis-à-vis, de Bulle à Fribourg. ll parlait échanges et marchés, aussi ne l'écoutait-on que d'une oreille distraite. Mais bientôt, l'ambiance ou le petit vin gris aidant, voici qu'il se met à l'unisson de l'entourage et va même jusqu'à s'écrier: "Ah! s'il y avait un pont! S'il y avait un pont sur la Sarine... Toutes les Gotons de ce côté-ci de l'eau pourraient bien se faire nonnettes!" Et tous de rire. C'était mal, cela. Non pas de taquiner les femmes, mais de méconnaître les qualités et les charmes des jeunes filles de Pont-la-Ville.

Oui, c'était très mal.

Pendant que l'on devisait ainsi gaiement de pont et de "gracieuses", survint un inconnu. D'abord, personne ne s'intéressa à lui, tant les conversations étaient animées. Du reste, il s'était assis discrètement à l'extrémité d'une table. Pourtant, le chien du tavernier avait aboyé lugubrement et s'était enfui de la salle. Le nouveau venu but comme un assoiffé, puis, à loisir, examina les hôtes et écouta leurs dires.

Il échangea quelques mots avec ses proches voisins, et lia conversation avec eux. Les Pontvillois examinèrent alors attentivement l'étranger qui leur sembla aussi grand et fier qu'un banneret de Fribourg. Un chaperon noir, crêté comme un coq et orné d'une longue plume rouge, enserrait une figure où deux yeux perçants luisaient comme braises. Son long nez était busqué et sa barbiche pointue, noire comme l'aile d'un corbeau. Une cape vert sombre, retenue par une aiguillette, couvrait ses épaules. Il portait un surcot échancré, court et plissé, d'une teinte vert acide. Des chausses, vertes encore gainaient ses longues jambes terminées par des souliers en cuir de Cordoue rouge. Une longue épée complétait son costume.

Bientôt, on le vit s'approcher d'une table ou il devinait réunies quelques notabilités de la contrée. "Quoi, dit-il, vous n'avez pas de pont et vous ne sauriez en construire un sur la Sarine? Il est vrai que votre prince-évêque ne s'occupe de vous que pour percevoir alleux, dîmes et péages et vous imposer des corvées. S'il était un vrai serviteur de Dieu, il y a longtemps qu'il vous aurait gratifiés d'un pont pour vous permettre d'étendre vos échanges sur toute la contrée voisine, plus riche que la vôtre, me semble-t-il..."

Et tous de l'approuver. Il continua: "Bien que jeune encore, je suis un habile architecte que quantité de constructions ont déjà enrichi. Pour le moment, je visite le vaste monde pour m'instruire encore et me délasser aussi.

Si j'en avais le temps, ou plutôt s'il m'en prenait fantaisie, je vous construirais un magnifique pont tout en pierres taillées, et cela en quelques jours."

- Mais... comment cela est-il possible? disait le syndic, les yeux dilatés par l'étonnement et la convoitise.

- Oui, continua l'inconnu, en un jour même, que dis-je? en une seule nuit. Et encore là où la Sarine est la plus profonde.

- Prenez-le au mot, prenez-le au mot, s'écriait-on de tous les coins de la salle!"

Et le sacristain lui-même faisait de grands signes d'approbation.

"Si j'ai dit que je construirais un pont en pierre, reprit l'étrange personnage avec hauteur, je n'ai pas dit que je l'édifierais pour rien: toute peine mérite son salaire."

Alors le syndic demanda aussitôt quelle serait la rétribution exigée:

"Peu de chose, s'empressa de répondre l'inconnu. Comme je vous l'ai dit, je suis riche. Je demande seulement que le premier être qui passera sur le pont m'appartienne."

Dans l'enthousiasme du moment, et sans plus réfléchir, on accepta d'emblée la proposition et, à la mode du vieux temps, le chef de la commune donna la main pour confirmer et sceller le marché. 

Puis, notre architecte sortit. Désireux de savoir où il pouvait bien aller, à cette heure tardive et par ce mauvais temps, des curieux s'empressèrent de courir à la fenêtre, mais ils ne virent qu'une masse noire se fondre dans un épais brouillard. Le chien, profitant de l'ouverture de la porte, rentra alors en grognant pour aller se tapir dans la cuisine et se sécher près de l'âtre.

"Quelle poigne et quelles griffes! s'exclama le syndic, dès que le constructeur mystérieux fut sorti. Ce sont des tenailles, et des tenailles chauffées à blanc!"

Il regarda sa main endolorie. Elle était toute roussie. "Ouê, tota chuplyâye!"... et cinq taches rougeâtres y marquaient la place des ongles du "patsèyâre", du partenaire. "D'où peut provenir cette suffocante odeur de souffre brûlé?" s'écria le sacristain, plus habitué aux odeurs de l'encens.

"Tyintè balè tsôthè verdè!" dit naïvement la fille du tavernier. "Quelles belles chausses vertes!" Et sa mère d'ajouter: "Avez-vous remarqué son air diabolique?" Ce fut une révélation. Et l'épouvante saisit tout le monde.

Si avisés, prudents et rusés à l'ordinaire, comment les Pontvillois n'avaient-ils pas reconnu messire Satan aux couleurs de ses habits? Ils ne l'avaient pas reconnu quand il parlait mal de leur seigneur et maître, le prince-évêque. Et ils avaient fait un marché avec lui, un dimanche, au nom de la bourgeoisie de Pont-la-Ville!

Et quel marché! Et que signifiait ce qu'on lui avait promis? car il n'y avait pas à douter: c'était bien avec "celui aux chausses vertes" qu'on avait traité!

Un seul homme pouvait les sauver de cette tragique situation, un seul... Toute l'assemblée, syndic en tête et meunier de La Sallaz en queue, prit sa course vers la cure, criant désespérément: "Des embûches du diable, délivrez-nous, Monsieur le Curé!" 

C'était un peu tard. Car, à l'audition de leur récit, le pauvre homme, se tenant la tête à deux mains, s'était écrié: "Voilà où conduisent votre sot bavardage et vos conversations frivoles. Vous avez fait un marché avec le diable en un jour consacré particulièrement au Seigneur et, pour prix, vous allez lui livrer une âme, car c'est un de vous qui passera le premier sur le pont! Et comme il vous a entendu faire l'éloge des jeunes filles d'en face, il a supposé que mes chères paroissiennes n'ont que des défauts et qu'elles sont plus curieuses et désobéissantes encore que notre mère Eve. Il a déjà prévu qu'une d'elles franchira le pont malgré toutes les défenses, à cause de ces défenses peut-être, et alors il aura son âme. Malheureux! qu'avez-vous fait là?"

Pendant qu'on s'expliquait et discutait avec le bon curé, auquel Félicie, sa servante, s'ingéniait à donner les meilleurs conseils, la nuit noire était venue et l'angélus sonnait. Une douzaine d'éclairs, des détonations épouvantables et un sinistre fracas firent suite aux dernières vibrations de la cloche.

Tout le monde se précipita hors du presbytère, croyant qu'il s'écroulait sur les têtes. Là-bas, sur l'autre bord de la Sarine, le rocher du Pavillon était en feu. Il formait un vaste incendie, répandant une lumière aussi vive que le plein jour.

Au sommet de la roche, l'architecte était fièrement campé, les bras croisés sur la poitrine. Et on l'entendait donner ses ordres d'une voix brève et rude.

A ses pieds, obéissaient ponctuellement mille petits êtres trapus, noirs comme la suie, ailés comme des chauves-souris. Ils allaient, venaient, descendaient le rocher abrupt, portant chacun sa charge de pierres. D'autres creusaient, piochaient et gâchaient chaux et sable avec une dextérité et une habileté prodigieuses. Une troupe de ces ouvriers, remontant le cours de la Sarine, portaient chacun une lourde pierre déjà taillée. Le curé et tous ses paroissiens regardaient, sidérés. Personne ne disait mot et Félicie ne savait que soupirer. Quand l'ensemble des matériaux fut à pied d'oeuvre, l'architecte détacha du rocher un énorme pan. Et, de ses mains puissantes et sûres, il le jeta dans les flots de la Sarine en plaçant son sommet à fleur d'eau. Un second pan fut lancé au plus profond de la rivière à quelque vingt coudées du premier.

Sur ces puissantes assises, des centaines de nouveaux ouvriers, sortis de terre, s'empressèrent d'édifier voûtes, murs et parapets, pendant que d'autres encore aménageaient une voie d'accès dans la direction d'Avry, et cela au milieu d'un bruit étourdissant de détonations et d'explosions, lançant haut dans les airs une grêle de pierraille.

A minuit déjà, une arche du pont était entièrement terminée. Une heure après, la seconde voûte était parachevée et, vers le matin, un magnifique pont à trois arches surbaissées, appuyé sur les deux rochers qui bordent la Sarine, invitait les Pontvillois à se diriger gaiement vers le territoire des "gens de la plaine".

Tous les noirs ouvriers tapissaient la rive gauche et se reposaient de leur dur labeur en contemplant leur oeuvre. Spontanément, les spectateurs s'étaient aussi rapprochés et admiraient la solidité et la bienfacture du travail. Ils constataient que le maître de l'enfer faisait bien les choses pour gagner une âme, preuve de son inestimable valeur!

Satan, descendu de son rocher, s'avança alors jusqu'au milieu du pont et, jambes écartées. mains aux hanches, il attendit le premier passant promis, le salaire convenu...

Après avoir longuement discuté sur place avec dame Félicie et son sacristain, dom Claude Brodard - tel était le nom du curé - avait précipitamment regagné le village en leur compagnie, assurant qu'ils reviendraient bientôt. Hélas! ils tardaient, et "l'Autre" s'agitait, s'impatientait et invitait impérieusement les spectateurs à faire l'essai du pont.

Enfin, l'on vit apparaître "les autorités religieuses" comme disaient certaines langues malicieuses du village!

Dom Claude paraissait dissimuler quelque chose d'insolite sous son ample manteau. Le bedeau portait, lui, deux sacs dont l'un semblait agité de mouvements convulsifs. On leur livra passage et ils gagnèrent l'entrée du pont. Une des trois personnes va-t-elle se dévouer? Non!... D'un sac, le curé sortit une trappe où s'affolait une souris. Il en ouvrit la porte et aussitôt la prisonnière de s'enfuir sur le seul espace libre, c'est-à-dire le tablier du pont. Le sacristain n'avait attendu que ce geste et cette évasion pour ouvrir l'autre sac d'où s'échappa un chat. En quelques bonds il rejoignit la souris, la happa et parcourut à la course toute la longueur du pont, non sans que le curé ait eu le temps de crier, à l'instant précis où le chat passait devant Satan: "Voilà ton être, tu en as même deux, l'un portant l'autre!"

Exprimer la rage folle dont fut saisi le constructeur dupé est chose impossible, chacun la devine. En vain tenta-t-il de détruire d'un seul coup son oeuvre en projetant un immense roc. La colère le rendit maladroit et, loin d'anéantir le pont, cette masse pierreuse s'encastra dans le mur du pont et ne réussit qu'à le consolider.

Le curé, du reste, avait tout prévu. Avant que le chat, parvenu sur l'autre rive, eût commencé de dévorer sa proie, dom Claude bénit le pont tout entier - car c'était le bénitier et le goupillon de l'Asperges qu'il dissimulait sous sa houppelande. Et, au retour, il plaça une petite croix sur le parapet, au centre, pour bien marquer que le diable avait perdu tout droit sur son oeuvre.

Aussi, dans une ultime et fulgurante détonation, Satan disparut avec sa horde noire. Alors, la joie des assistants se donna libre cours et chacun de féliciter dom Claude.

En remontant la pente qui va au village, il disait a ses paroissiens:

"En cette occurrence, le plus difficile n'a pas été d'"attraper" le diable, qui ne fut pas assez rusé, malin et réfléchi. Mais bien plutôt d'attraper le chat et de le mettre dans le sac, lui aussi. Vous avez remarqué que c'est celui de la mère Perrette, de loin à la ronde le plus féroce ennemi de la gent souriquoise, celui qui a aussi les plus fortes griffes. Regardez plutôt les mains de mon bedeau!

"Et maintenant, mes amis, devenez plus aimables envers mes chères paroissiennes, car c'est l'une d'elles, ma brave Félicie, qui pensa au chat et à la souris! Je vous ai dit que messire Satan ne fut pas assez rusé, eh oui! car ce n'est pas être qu'il aurait dû dire, mais âme. A présent, en toute quiétude, utilisons notre beau pont de Thusy."

Et tout cela se passait en l'an de grâce 1544, si, à ce que d'aucuns prétendent, la légende est aussi vraie que l'histoire...

 

(Légendes de la Gruyère, Marie-Alexandre Bovet et Gisèle Rime)

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