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LA CHEVRE DE LA COMTESSE

En cette journée printanière de mai 1402, il y avait une animation extraordinaire dans la bonne ville de Gruyères, capitale du petit empire pastoral des rives de la Sarine. Un amour de petite chèvre blanche, appartenant à très haute, très noble et gracieuse Guillemette, comtesse de Gruyères, avait disparu. Descendante de celles qui, vaillantes, bêlantes et belliqueuses, avaient, cinquante ans plus tôt, chassé les Bernois au Belluard, la biquette était très bien connue de tous les habitants, nobles et vilains de la cité comtale. Qu'était-elle devenue? Enfuie ou volée? La comtesse était inconsolable. Les nobles de la petite cour, les officiers, les soudards, toute la valetaille enfin fouillèrent la ville et ses alentours, mais personne n'avait vu le petit animal. Il fallait

voir plus loin, dans la montagne, vers les alpages, qu'on explora

sans plus de succès. Sur le chemin de l'alpe qui conduit au Moléson, les chercheurs rencontrèrent un vieux pâtre à la barbe de patriarche qu'ils interpellèrent.

 

- Hé! le vieux, n'as-tu point vu la chèvre favorite de notre comtesse de Gruyère?

Le vieillard s'arrêta tout aussitôt et leur répondit:

- S'agit-il d'une petite chèvre boitant légèrement du pied avant droit?

- Mais oui, c'est bien ça! s'écrièrent- ils ensemble. Hourra! La chèvre de la comtesse ne peut être bien loin, nous l'allons retrouver.

 

Ils se précipitèrent de tous côtés, persuadés que le vieux avait vu l'animal brouter dans ces parages. Mais l'homme, qui vivait en sauvage dans la montagne, leur dit alors qu'il n'avait pas aperçu la petite bête et n'avait même oncques entendu parler de la chevrette de la comtesse. Un des hommes du comte secouant la tête grommela:

 

- Comment peux-tu alors la décrire si fidèlement?

 

Mais, pressé, il n'attendit pas la réponse et partit à la recherche de vagabonde, avec les autres.

À la nuit tombante, las, découragés, penauds, ils rentrèrent tous à Gruyères, navrés de n'avoir retrouvé la fugitive et firent rapport à Monseigneur.

Quel être mystérieux que ce vieux berger à l'oeil vif, à la peau tannée comme du parchemin, à la barbe fluviale couleur de filasse, et vêtu d'une houppelande comme les pâtres antiques de Judée! Comment pouvait-il décrire si exactement la bête égarée sans l'avoir seulement vue?

À Gruyères, dans la cité comme au castel, les langues allaient bon train. Personne ne connaissait le pâtre. C'était un inconnu; il n'était certainement pas du pays. Il fallait s'en méfier. Chacun fut bientôt persuadé que cet homme si bien renseigné ne pouvait être que le voleur.

Les gens d'armes du manoir le recherchèrent et dans la grand'tour du château, l'emprisonnèrent. Devant la cour de justice, on le fit comparaitre pour prononcer la sentence.

 

Ce matin-là, ce fut un beau vacarme, où fusaient des cris de joie, dans la paisible cité comtale. 

Par la porte de la Chavonne arrivait, claudicante, poils ébouriffés et sanglants, bêlant à fendre l’âme, la mâtine, la fugitive, dont la disparition avait un événement digne des annales du comté de Gruyères. Elle courut ainsi d'une traite jusqu'au château vers sa maîtresse, noble et gracieuse Guillemette. on lui fit fête, la comtesse la gronda doucement:

 

- Ah! coquine! Pourquoi nous quitter... est-ce des manières, cela, de partir la sauvette, de t'évader ainsi... N'étais-tu pas bien ici? Pauvre Blanquette, comme te voilà en piteux état... Où est la clochette d'argent que j’avais suspendue à ton cou?

- Mê... mê... pardon, maîtresse; je ne recommencerai plus, disait la pauvrette en son langage que Guillemette comprenait.

 

La chèvre de la comtesse, comme l'enfant prodigue, était revenue. Le vieux pâtre n'était donc pas coupable. On lui fit des excuses et on lui demanda enfin comment il avait pu faire le portrait de l'animal sans jamais l'avoir rencontré.

 

- C'est assez simple, dit-il. J'herborisais, cherchant les premières sim- ples dans la montagne, lorsque je vis dans le sentier humide des traces de pas, ceux des sabots d'une petite chèvre, dont l'un, l'avant droit, faisait une trace un peu plus profonde dans la boue du chemin: j'en conclus que l'animal boitait. Je trouvai aussi de petites crottes qui ne pouvaient être que celles d'une chèvre, qui avait laissé, au surplus, quelques poils blancs à la haie d'épines noires qui bordait la sente...

 

On fut émerveillé au castel par les dons d'observation de l'inconnu qui avait si bien remarqué et interprété tous les indices.

On annula naturellement la sentence portée contre le pâtre herboriste. On apprit qu'il venait de la Savoie, dont le duc était suzerain de Gruyères. Le comte offrit au vieux berger une récompense et le congédia avec toutes sortes de politesses, le priant de retourner à la cueillette de ses herbages dans la montagne.

Dans la cour du castel, on applaudit le vieux Savoyard; la comtesse lui fit un signe amical de la main, tandis que la petite chèvre, curieuse comme toutes celles de son espèce, cherchait à fureter dans son aumônière. 

 

(Le Vieux Chalet, Clément Fontaine)

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