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L'ESPRIT FOLLET DE SAUSSIVUE

Saussivue est un hameau de la paroisse de Gruyères. L'étymologie de ce nom vient sans aucun doute du latin, puisqu'en 1235, un document appelle ce lieu Salsa aqua, où existait jadis une source saline, aujourd'hui perdue.

Le hameau avait une certaine importance, autrefois, avec ses deux moulins, sa scierie, sa forge et ses deux tanneries.

Maintenant que reste-t-il de toutes ces industries? Hélas! bien peu de chose. Près de la route, on peut voir encore deux grosses meules de pierre calcaire abandonnées. Mais remontons le temps, et vous, lecteurs, petits et grands, oyez la légende du moulin dont la grosse roue  Ã  caissons tournait, en rythmant sa chanson douce au trémolo de l'onde fugitive.

 

Au vieux moulin de Saussivue d'Amont, était un de ces lutins domestiques, serviables, souvent bruyants et taquins, incapables pourtant de nuire aux gens de la maison qui reconnaissaient leurs bons services.

Le meunier, maître Dafflon, était fort affairé. La besogne ne manquait pas: voyages, charrois des sacs à blé, livraison de la farine et du son. Nuit et jour, il travaillait sans relâche, surveillant son personnel, se souvenant du dicton populaire: celui qui n'ouvre pas les yeux doit ouvrir sa bourse... Ce qui lui donnait le plus de souci, c'étaient les foires et marchés de Bulle, qu'à cause de ses affaires il fréquentait assidûment. En effet, les chemins carrossables étaient très mauvais et l'on ne connaissait, en ce temps-là, rien de nos belles et larges routes qui, croyait-on alors, ne servaient qu'à favoriser les invasions d'un ennemi éventuel... Naturellement, les charretiers couraient souvent le danger de se casser le cou, de renverser leurs véhicules ou d'embourber leurs attelages.

 

Un matin brumeux de novembre, où, à cause de la bruine qui tombait, les chemins étaient encore plus mauvais qu'à l'ordinaire, maître Dafflon s'était levé avant le jour. Pensif, il fumait sa pipe douillettement assis derrière son fourneau de molasse. Sur la table, près des fenêtres embuées, la lampe à huile fumait encore davantage que le calumet du meunier. À la cuisine, sa femme préparait hâtivement une soupe à la farine et au fromage pour le déjeuner. À l'étage, le domestique, garçon fort indolent, ronflait toujours en dépit des appels réitérés du meunier, qui commençait à s'impatienter; c'était jour de foire à Bulle et Dafflon avait décidé de s'y rendre de très bonne heure.

Pour le coup, notre homme allait se fâcher:

 

- Au diable, le dormeur! il a dû surement s'entretenir à la pinte, hier soir! Une marmotte ne serait pas plus engourdie que ce fainéant, là-haut. Je dois tout faire moi-même, fourrager ma jument, atteler, dételer, comme si je n'avais pas de domestique.

 

À peine eut-il achevé ces mots qu'il entendit tout près de lui un petit rire contenu, mystérieux. Il se retourna, mais ne vit rien. Pressentant qu'il y avait là quelque chose d'extraordinaire, il s'écria:

 

- Esprit follet, où que tu sois, réponds: es-tu là pour me nuire ou bien pour m'aider?

 

Le même rire se fit entendre, mais plus joyeux et plus distinct, tandis que maître Dafflon sentait sur ses joues comme la douceur d'une caresse.

Le meunier répéta sa prière, conjurant l'esprit de ne pas rester plus longtemps invisible, de se montrer sous une forme quelconque. Ce fut en vain: toujours le même rire bruyant et rien de plus.

Pendant que le meunier, fort ému, cherchait à s'expliquer ce nouveau mystère, son fils ainé, solide garçon de quinze ans, entrait en coup de vent dans la chambre, en criant:

 

- Papa, pense donc, j’ai vu la jument sortir toute seule de l'écurie, se placer elle-même dans les timons, qui se sont levés et baissés tout seuls... Bref, la jument est harnachée et attelée, Dieu sait comment? car je n'ai rien vu: seulement, j’ai entendu un petit bruit comme si l’on marchait sur des feuilles sèches...

 

Maître Dafflon restait abasourdi. Il comprit enfin qu'un lutin bienfaisant était entré sous son toit et qu'il pourrait lui rendre de précieux services.

C'était une aubaine. Aussi, dans son for intérieur, il se promit bien d'avoir des égards envers ce nouvel hôte de son moulin, cet esprit domestique, comme il l'appelait, de lui réserver chaque jour sa part de friandise et de le rassasier de crème ou de galette aussi souvent qu'il en aurait envie.

Dès ce jour, le servant, bien qu'invisible à chacun, ne fut pas le moindre des membres de la famille du meunier de Saussivue. Partout où il avait de la besogne, l'esprit était présent, toujours actif, prêt toujours à rendre service.

Précieux auxiliaire, le follet avait mille prévenances. Maître Dafflon était heureux et insouciant. Quand il allait aux foires, il s'oubliait souvent et rentrait ivre à la maison. Mais le lutin veillait au grain, c'est le cas de dire. Malgré les charrières défoncées, les mauvais tournants, l'attelage et son conducteur arrivaient toujours sans incident au moulin. On aurait eu parfois plus de peine de descendre du char le meunier que les lourds sacs de froment. Mais le lutin serviable s'en chargeait, portant le gros homme enfariné, comme une paille à la cuisine. Il l'asseyait dans son fauteuil, allumait dans le foyer un grand feu clair pour le réchauffer et sécher ses vêtements, puis le déshabillait et le portait jusque dans son lit. Tout aux petits soins, il préparait ensuite une tisane aux fleurs de lilas pour que le meunier puisse, dans un sommeil profond et bien faisant, cuver tranquillement son vin et transpirer son ivresse.

 

Quelle bonté et quel dévouement!

Chacun admirait la serviabilité toute désintéressée du follet, très modéré dans son appétit et gourmand pas le moins du monde. Ne suffisait-il pas, pour l'ordinaire, de renverser de la main gauche, sous la table, la première cuillerée de lait ou de crème? C'était la part du servant. Mais il ne fallait pas l'oublier...

Cependant le lutin avait parfois des idées fantasques, saugrenues et jouait quelques petits tours plaisants aux habitués du moulin. Ces plaisanteries très drôles n'étaient pourtant pas de nature à porter préjudice à personne. À l'écurie, il tressait la crinière des chevaux ou les crins de leur queue...

Certain soir, comme le follet rendait à son maître, rentré tardivement d'une foire, le même service qu'à l'accoutumée, Dafflon, de fort méchante humeur, le pria de ne point prendre cette peine plus longtemps. Il lui déclara fort impertinemment qu'il pouvait bien enlever ses souliers, ses bas et son pantalon lui même ou que sa femme le ferait volontiers. C'était une fin de non-recevoir.

Mais l'esprit n'en voulut rien entendre et, malgré les dénégations du meunier, fort loquace ce soir-là, il continua sa besogne. Dafflon se lâcha, voulut empoigner la main invisible qui déboutonnait le plastron de sa chemise... Il reçut à l'instant une claque vigoureuse qu'il faillit rouler à terre et il tomba entre les bras de son fauteuil. Le lutin ne badinait pas. C'était un sérieux avertissement.

Un matin, la jument, déjà affouragée, hennissait comme si on avait oublié de remplir son râtelier. Le meunier grondait contre l'insatiabilité de sa bête, disant:

 

- Je voudrais qu'elle soit sur le soliveau! 

 

Un instant plus tard, le valet accourait vers son maître, en criant:

 

- Venez donc, la jument est sur le soliveau et tape vigoureusement...

 

On entendit un rire formidable et l'esprit poussa l'espièglerie jusqu'à tirer le meunier par les cheveux. Celui-ci pria le follet si longtemps et avec tant d'insistance que la jument se retrouva à l'écurie.

De longues années encore, le malicieux servant de Saussivue continue à s'amuser tantôt aux dépens du meunier et tantôt à celui de son personnel, sans oublier de se rendre utile. À la fin, cependant, les choses se gâtèrent et je ne sais trop à quelle occasion l'esprit follet quitta les lieux. Dès lors, comme ailleurs, on dut faire ici tout l'ouvrage soi-même sans compter sur l'aide des esprits.

L'heureux temps, l'âge d'or avait vécu pour le vieux moulin dont la grosse roue à aubes tournait avec un rythme doux en murmurant sa chanson au trémolo de l'eau.

 

(Le Vieux Chalet, Clément Fontaine d'après Kuenlin)

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