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LE CHATEAU DE MONTSALVENS

Aux confins du Saint-Empire, placés alors au centre des intérêts opposant les Savoie et les Habsbourg, les Comtes de Gruyère songent-ils à des envahisseurs potentiels - les Zaehringen et leurs satellites qui viennent de fonder Berne et Fribourg - lorsqu'ils érigent sur leur frontière ouest, peu après le milieu du XIIe siècle, dans la forêt qui domine Broc à l'entrée de la vallée de la Jogne, une tour massive bien dans le style des ouvrages militaires de l'époque? C'est ce qu'on appelle alors une "bastille" ou "bastilia": un ouvrage fortifié. D'où le toponyme "bataille" qui désigne aujourd'hui encore le replat en-dessous des ruines, avec son gîte.  

Le nom de Montsalvens - Monsilvanus, ou "Mont couvert de forêts" - apparaît pour la première fois en 1162 à propos d'un certain Pierre de Montsalvens, fils de Juliana (la soeur du comte Guillaume de Glâne fondateur du couvent d'Hauterive). Un document de 1177 le qualifie plus exactement de "chevalier de Montsalvens".

Pierre, dit ailleurs "Pierre de Gruyère", appartient à la famille de Gruyère: mais il ne peut prétendre au siège comtal. Juliana (belle soeur du premier comte de Gruyère) aurait alors consacré sa dot à construire le donjon de Montsalvens afin d'y établir son fils auquel elle semble très liée. Mais déjà lorsque Guillaume de Montsalvens, fils unique de Pierre, s'éteint, cette première et courte dynastie disparaît et les Gruyère héritent du domaine, ce qui est bien la preuve que Montsalvens, dès l'origine, est une sorte d'apanage gruérien (domaine concédé aux puînés - cadets - et devant revenir à la maison mère à l'extinction de la branche). Les premiers Montsalvens auront tout de même eu le temps de laisser une trace durable de leur passage près de Broc - outre le donjon -, puisque c'est Guillaume qui cède le domaine vinicole des Faverges en Lavaux au couvent d'Hauterive. Le domaine passera ensuite à l'Etat de Fribourg qui le possède encore, quoique réduit.

Philippe de Savoie, successeur de Pierre - le "Petit Charlemagne" qui vient de conquérir sans coup férir le Pays de Vaud -, cherche à consolider ses positions face aux Habsbourg. Il obtient en 1272 de Pierre II, comte de Gruyère, le droit d'occuper quelques-unes de ses forteresses dont celle de la Tour-de-Trême, aux limites nord du comté.

En 1274, il reçoit l'autorisation d'élever autour du donjon déjà séculaire de Montsalvens de nouvelles constructions, une "villa" c'est-à-dire alors un village ou une sorte de bourgade. Il s'agit de renforcer le verrou de la vallée de la Jogne pour parer à toute invasion alémanique par l'est et décourager en même temps le redoutable Richard de Corbières de s'installer sur la même éminence.

En 1281 profitant d'une campagne du roi Rodolphe de Habsbourg contre la Savoie, Fribourg s'empare des fortifications de Montsalvens, momentanément confiées aux sires de Corbières-Bellegarde.

Au XIVe siècle, les Montsalvens sont à leur apogée: ils règnent sur une baronnie de 173 censitaires (ou tenanciers-chefs de famille) de Broc, Châtel, Grandvillard, Lessoc et Rossinière, soit plus de 1000 personnes. Certes l'apanage est parfois revenu à la dynastie comtale, faute de descendants.

 

Au milieu du XIXe siècle encore, on pouvait reconnaître les ruines du bourg de Montsalvens. Le colonel et archiviste d'Etat Joseph Daguet narrait ainsi une de ses promenades dans la Gruyère en 1856:

"Au-dessous [du hameau de Montsalvens] existaient jadis le bourg et le château de ce nom, dont les remparts et les fortifications barraient le chemin de Charmey. Deux portes donnaient le passage à la route qui traversait le bourg. Il était à une hauteur de 3044 pieds, sur un rocher perpendiculaire plongeant sur la Jogne. Nous y entrâmes par la place de la Golettaz, (ou de la "gueule", l'ouverture, en patois) où se trouvait l'ancienne porte, et visitâmes les ruines du château situé sur un mamelon conique, d'où la vue s'étend sur toute la Gruyère. Nous parcourûmes ensuite les quartiers de Bataille et du Ressat (en patois, galerie où l'on entasse le bois). Au-dessous se voyait la potence. A la sortie du Ressat était la porte inférieure, desservie dans le temps par un portier héréditaire, de la famille de Jean de Chesalles."

Tout y est ou presque: des quartiers, des fortifications, des portes et un portier, une potence; c'est-à-dire une organisation urbaine, politique, militaire, administrative, judiciaire! On sait aujourd'hui que l'ensemble fortifié formé du château et du bourg dont les restes ont été exhumés par les fouilles de 1942/1943 se composait aussi d'une longue muraille qui suivait le "rocher perpendiculaire plongeant sur la Jogne" Ã©voqué par Daguet et entaillé depuis la fin du siècle dernier par la route cantonale Bulle- Boltigen. On avait donc érigé une autre fortification, sur une seconde Ã©minence, en contre-bas de la principale: le "Roc de Bataille", situé à l'aplomb de la Jogne qui gronde 120 m plus bas au fond des célèbres gorges. L'ouvrage est désigné dans un document du XVe siècle encore comme un "vieux château" - c'est-à-dire en mauvais état par rapport au château principal - et dont il reste aujourd'hui un pan de mur tout juste visible; la carte nationale au 1:25000 édition 1956 remise à jour en 1974 signale d'ailleurs toujours l'emplacement exact de la ruine.

Quant à la bourgade de Montsalvens, forte de deux rangées de maisons d'une largeur de 45 pieds environ (15 m) chacune, elle est citée sous diverses appellations dans les documents: "villa" (village lieu habité) aux XIIe et XIVe siècles, "burgum" (agglomération fortifiée) aux XIVe et XVe siècles, "castrum" (fortification) aux XIIe, XIVe et XVe siècles. Son plan, de type concentrique, apparaît comme particulièrement bien adapté à la topographie: une porte donne sur la vallée, en aval; le château ferme le haut de l'agglomération avec une seconde porte d'accès, vers l'amont. Les remparts, d'un périmètre de 280 m environ (deux axes de 65 m et 75 m), sont mentionnés pour la première fois en 1432. Le caractère architectural de Montsalvens semble donc bien affirmé, à l'instar de sa vitalité politique - les gens de Montsalvens jouissent dès la fin du XIVe siècle du statut de bourgeois affranchis - et d'une personnalité juridique réelle. 

En revanche, Montsalvens ne semble pas avoir développé d'activité artisanale ou commerciale: pas trace ici d'ateliers ou de boutiques. On traverse Montsalvens sans s'y arrêter: ses quelques dizaines d'occupants sont sans doute tous paysans, excepté peut-être le préposé à la "porterie". 

 

Après la faillite du comte Miche, le nouveau gouvernement doit en 1556 brandir la menace d'une forte amende pour décider les Brocois à réparer le donjon. En 1671, Fribourg décide de le conserver et de remplacer son toit, en piteux état, par une couverture plate, les Brocois devant assurer les charrois (transports) de l'opération. Il est possible qu'on ait alors transporté les tuiles de l'ancien toit pour coiffer le château de Corbières, siège baillival! Et puis, le temps fait son oeuvre. Les broussailles envahissent le site. Les pierres restantes servent aux constructions voisines. Les Grosses de 1680 et de 1745 mentionnent encore les bâtiments en ruines comme propriétés d l'Etat. En 1807 et 1828, les Etats généraux des propriétés du canton n'en font même plus mention. En 1829, un ressortissant de Châtel-Crésuz se porte acquéreur de l'ancien château de Montsalvens. Après recherches, le commissaire général aboutit à la conclusion que la "masure est propriété du gouvernement". La requête du Châtelois est écartée, «les ruines (pouvant) ouvrir une marge intéressante à l'historien». On fait inspecter les lieux et quelques années plus tard en 1834, c'est au tour de la commune de Broc de se porter acquéreur du "terrain où l'on voit les ruines du château de Montsalvens". Le 17 novembre 1864, pour 500 fr., l'Etat le lui cède. C'est un riche et important patrimoine: il s'agit en effet d'un appareil complet de fortifications médiévales n'ayant subi depuis la date de sa construction au XIIe siècle que des agrandissements. Aucune transformation n'est venu altérer l'originalité de l'ensemble, cas très rare en Suisse romande. Les fouilles et les travaux de 1942/43 ont notamment mis à jour la citerne au fond de laquelle se trouvait encore la couche de colmatage en argile destinée à la rendre étanche, ainsi que quelques pièces de métal - une clé, des parties d'armes diverses - vieilles d'au moins cinq siècles!  De nouveaux travaux ont été effectés en 2000, afin de rendre l’endroit accessible et surtout re-sceller les pierres qui tombaient une par une.

Montsalvens a sa légende ainsi qu'il convient à toutes ruines respectables. 

 

(Broc, Village de Gruyère, Pierre-Philippe Bugnard)

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