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LES COMTES DE GRUYERE

De l'histoire des comtes de Gruyère, on a souvent retenu l'origine incertaine ou encore la débâcle financière du dernier porteur du titre, Michel, qui aboutit au partage du comté entre Fribourg et Berne. Les comtes ne furent pas que des vassaux, fidèles et intéressés de l'état Savoyard; conscients de leur excellence sociale, ils assurèrent leur propre continuité lignagère en usant de stratégies familiales habiles et en soutenant des fondations ecclésiastiques chargées d'entretenir leur mémoire. 

La conclusion d'alliances, proches ou lointaines, fructueuses ou ruineuses, ne représente que l'un des aspects de la stratégie que devait déployer tout lignage aristocratique pour assurer sa pérennité tout en évitant une trop grande dispersion patrimoniale. Les Gruyère firent preuve d'une habileté certaine en parvenant à échapper pendant longtemps à la ramification lignagère qui affecta à partir du XIIIe siècle de nombreuses familles romandes (Neuchâtel, Grandson, Corbières, Estavayer, etc.). Ce n'est que tardivement au milieu du XVe siècle, qu'apparut la branche cadette des Gruyère-Aigremont, issue du bâtard Antoine.

Les Gruyère ne pratiquèrent pas pour autant une exclusion totale des cadets, puisque les aînés associaient parfois un de leurs frères à la dignité comtale, du XIIe siècle jusqu'au milieu du XIVe siècle. Jean de Gruyère-Montsalvens (1307-1369) portait régulièrement le titre comtal, conjointement avec le comte Pierre IV son frère. Les autres cadets furent le plus souvent casés à la tête des prieurés du comté comme Broc et Rougemont. Les filles furent en revanche exclues de tout droit à la succession, ce qui empêcha que le comté ne passe dans une dynastie "étrangère".

Le meilleur exemple de cette volonté de transmission masculine est donné par la succession du comte Antoine en 1433. Quelques semaines après avoir obtenu la légitimation de deux de ses fils bâtards par l'empereur Sigismond, le comte dicta son testament en leur faveur, précisant que "les armoiries et les emblèmes des comtes devaient être portées pures", c'est-à dire probablement sans être combinées avec celles d'un lignage allié et sans brisure signalant la bâtardise. 

Cette conscience que les Gruyère avaient de leur lignage nécessiterait évidemment une analyse plus approfondie qu'il n'est pas possible d'effectuer ici. Relevons en tout cas que les multiples moyens utilisés (exclusion des filles, légitimation des bâtards, association des cadets) leur permirent de composer avec les aléas biologiques qui frappèrent leur famille, laquelle se perpétua ainsi en ligne masculine, directe ou indirecte, pendant près de cinq siècles.

Comme toute famille aristocratique médiévale, les Gruyère attachèrent un soin particulier à leur identité et à leur mémoire. Il existait probablement une mémoire interne à la famille, véhiculée par le port des armoiries ou la transmission des prénoms donnés aux mâles qui, jusque vers 1400, furent nombreux à s'appeler Rodolphe ou Pierre.

C'est surtout par l'attention portée aux différents monastères chargés d'abriter les corps des défunts et de prier pour le salut de leurs âmes que les familles nobles médiévales exprimaient le mieux leur souci de mémoire, en la confiant à ces spécialistes de la prière et de l'intercession avec l'Au-delà qu'étaient les moines. Situé dans le noyau seigneurial originel l'actuel Pays d'Enhaut, le prieuré clunisien de Rougemont a certainement été le premier à remplir cette fonction mémorielle en faveur des Gruyère, d'autant plus que ces derniers avaient pris une part prépondérante à sa fondation. On manque cependant de renseignements précis quant à la localisation de sépultures éventuelles de la famille, dans le cimetière ou à l'intérieur de l'église du prieuré. Il faut attendre le testament en 1360 de Mermette de Gruyère, veuve d'Henri de Strättlingen, pour trouver la mention d'un tombeau dynastique. 

A cette époque, le prieuré de Rougemont ne jouait probablement plus qu'un rôle secondaire aux yeux d'une dynastie qui avait centré ses intérêts plus en aval de la vallée de la Sarine. Un indice majeur de ce déplacement est constitué par la fondation en 1307 de la chartreuse de la Part-Dieu, à proximité du principal château comtal. Dans la charte de fondation, la comtesse Guillemette et son fils, le comte Pierre III, s'engageaient à fournir au nouveau monastère un patrimoine suffisant pour l'entretien des moines et de leurs serviteurs. Dans son testament du 19 juillet 1328, Pierre Ill exprima la volonté d'être enseveli à la Part-Dieu, ayant probablement le projet d'inaugurer une tradition dynastique de sépulture chez les chartreux. Au bas Moyen Age en effet, c'est souvent dans leurs monastères que la haute aristocratie se faisait enterrer, comme en témoignent les exemples fameux de la chartreuse de Pavie fondée par les Visconti ou celle de Champmol (Dijon) par les ducs de Bourgogne. Sans pouvoir être comparée avec ces illustres fondations princières, la Part-Dieu témoigne cependant du désir des Gruyère de marquer leur rang au sein de la noblesse régionale, face aux Corbières qui venaient de fonder la Valsainte ou face aux Grandson qui allaient faire de même à la Lance, près de Concise.

La Part-Dieu n'acquit cependant pas le statut de véritable nécropole dynastique, puisque, selon la documentation fragmentaire qui nous est parvenue, seuls Pierre Ill, Marguerite d'Aubonne-Alamandi et Rodolphe le Jeune y furent inhumés, les autres choisissant Rougemont, Marsens-Humilimont ou encore la cathédrale de Lausanne, sanctuaire élu par Jean de Gruyère-Montsalvens en 1365. La chapelle Saint-Michel dans l'église paroissiale de Gruyères fonctionnait également comme nécropole dynastique, puis qu'en 1433 le comte Antoine la choisit comme dernière demeure en mentionnant explicitement que certains de ses prédécesseurs y étaient déjà enterrés. Il fut imité dans son choix par ses successeurs, son fils François et son petit-fils Louis. Au-delà des choix personnels dont les motivations nous échappent en grande partie, il semble donc bien qu'au XVe siècle les Gruyère avaient réussi, après des tentatives sans grande continuité, à instaurer une tradition funéraire qui établissait leur nécropole au coeur même du pouvoir comtal. Cet aboutissement mériterait évidemment d'être replacé dans le contexte plus général de l'évolution du comté à cette époque. Relevons que cette identité spatiale désormais établie entre nécropole dynastique et résidence comtale est une tendance générale à l'aube de la Renaissance, dont on trouve des exemples dans l'ensemble de l'aristocratie, qu'elle soit seigneuriale, princière ou royale.

 En définitive, les comtes de Gruyère partagent avec leur château la même destinée historiographique un peu paradoxale, celle d'être beaucoup plus connus que vraiment étudiés. Alors que l'érudition du XIXe siècle a fourni des éditions de sources de qualité ainsi qu'un cadre généalogique et politique solide, les comtes et leur comté mériteraient aujourd'hui d'être étudiés dans une perspective renouvelée d'analyse des institutions seigneuriales, de leur héraldique et du comportement lignager d'une famille de la haute aristocratie. Ce trop court article n'avait d'autre but que d'esquisser quelques-unes des grandes lignes d'une histoire qui reste encore à écrire.

 

LISTE DES COMTES DE GRUYERE

  • de 1080 Ã  1115 : Guillaume Ier

  • de 1115 Ã  1136 : Raymond Ier, fils de Guillaume Ier

  • de 1136 Ã  1157 : Guillaume II, fils de Raimond

  • de 1157 Ã  1196 : Rodolphe Ier, fils de Guillaume II

  • de 1196 Ã  1209 : Pierre Ier, fils puîné de Rodolphe Ier

  • de 1196 Ã  1226 : Rodolphe II (dit Rodolphe l'Aîné), frère de Pierre Ier

  • de 1226 Ã  1270 : Rodolphe III (dit Rodolphe le Jeune), fils de Rodolphe II

  • de 1270 Ã  1304 : Pierre II (dit Pierre l'Aîné), fils de Rodolphe III

  • de 1304 Ã  1342 : Pierre III, petit-fils de Pierre II

  • de 1342 Ã  1365 : Pierre IV, neveu de Pierre III, il administre le comté avec son frère Jean Ier de Montsalvens

  • de 1365 Ã  1403 : Rodolphe IV, fils de Pierre IV

  • de 1404 Ã  1433 : Antoine, petit-fils de Rodolphe IV

  • de 1433 Ã  1475 : François Ier, fils d'Antoine

  • de 1475 Ã  1492 : Louis, fils de François Ier

  • de 1492 Ã  1499 : François II, second fils de Louis

  • de 1499 Ã  1500 : François III, fils cadet de François Ier

  • de 1500 Ã  1514 : Jean Ier, descendant du second fils d'Antoine

  • de 1514 Ã  1539 : Jean II, fils de Jean Ier

  • de 1539 Ã  1554 : Michel, fils de Jean II

 

(Patrimoine fribourgeois 16, le château de Gruyères)

Local matériel et passage en escalier
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