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DEVELOPPEMENT INDUSTRIEL

l'engouement des Brocois pour la fabrique s'explique: on la considère comme un palliatif aux difficultés économiques et sociales; peut-être comme une panacée. Et puis, et ce n'est pas négligeable, il y a l'assentiment du régime conservateur cantonal, pour lequel on sait que la fabrique entre dans une politique d'industrialisation tempérée, adaptée à l'ordre rural dont on ne veut pas déroger: une sorte de physiocratie campagnarde. Broc accueille donc Cailler, unique expérience de "grosse industrie" dans le canton de Fribourg jusqu'aux années soixante! 

Le développement est fulgurant: 76 ouvriers en 1898, année de la fondation, 630 en 1901, 1250 en 1910, 1796 en 1920, année record. La conjoncture des années de guerre - le chocolat est apprécié par l'armée pour sa valeur nutritive - permet de prolonger le boom initial. Le préfet de la Gruyère, dans son rapport annuel de 1901 au gouvernement, parle déjà d'une "véritable transformation" de Broc.

L'usine hydro-électrique est achevée (1901). Elle peut fournir 1800 chevaux à la fabrique grâce à une chute de 45 mètres (section de 5 m2 sur plus de 800 m). Le village est éclairé. La nouvelle scierie communale sise au contour des Moulins, au bord de la route cantonale, fonctionne à l'électricité... gratuite. La fabrique absorbe plus de 5 millions de litres de lait annuellement et produit chaque jour 10 tonnes de chocolat. (On ira jusqu'à 35 tonnes!) La plus grosse production du monde! Dix-neuf plans de bâtiments sont approuvés par la préfecture, dont une grande maison locative (elle servira de home pour les jeunes ouvrières étrangères). Les bourgeois de Broc essaient "de ralentir le pas", mais se rendent bien compte qu'ils ne pourront enrayer le mouvement.

L'année suivante (1902), on parle de 1500 ouvriers, l'assurance des bâtiments va passer à 4 millions et demi... Le monstre engloutit 6 millions et demi de litres de lait par an (11 millions en 1910) payés plus de 14 ct. le litre, le double du prix normal!

Du côté de Bulle, on fait grise mine: le chef-lieu ne voit pas cette extension sans une certaine jalousie», d'autant plus qu'une demande de concession pour une ligne ferroviaire vient d'être déposée afin de desservir Cailler.

Mais la fabrique est plus encore. C'est un Moloch: ne risque-t-on pas de tout lui sacrifier? Jusqu'à son âme? "Jeunes gens et jeunes filles de la contrée désertent travail agricole et ménage pour se jeter dans le salaire quotidien avec dimanche libre!" clame le préfet. Et il ajoute:

 

"On trouve à la fabrique un gain facile, sinon élevé. Les dimanches sont libres, le travail moins astreignant que comme domestique. Les jeunes  gens ainsi formés dès la sortie de l'école ne connaissent plus les travaux de la campagne. D'où, en peu d'années, une génération nouvelle avec des besoins nouveaux, des idées nouvelles et peut-être des vices nouveaux."

 

En réalité, les craintes du préfet ne sont qu'imparfaitement fondées. Les Brocois de la fabrique vivront un passage rapide à la prolétarisation, mais dans le respect de l'ordre traditionnel. S'il y a mutation, c'est dans la continuité des structures villageoises.

 

Le paternalisme de Cailler

Adepte avant la lettre d'une sorte de "fordisme" à l'européenne, Alexandre Cailler comprend très tôt les avantages réciproques de l'amélioration de la condition ouvrière. Bénéficiant d'une conjoncture favorable, il saisit chaque occasion de rationalisation (par mécanisation ou standardisation) pour transformer les surplus de profits en augmentation de salaire ou de prestations sociales, sans toucher aux effectifs de l'entreprise.
Aussi est-il en avance dans plusieurs domaines sur la législation fédérale. Malheureusement, les conditions relativement favorables des deux premières décennies d'existence de la fabrique souffriront de la mauvaise conjoncture de l'entre-deux-guerres. Dès les années vingt, les effets de la mécanisation se conjuguent avec ceux de la crise. Plus d'embauche, pratiquement, jusqu'en 1946: les effectifs du personnel passent de 1800 à moins de 500! Les licenciements, par vagues, ont supprimé au bout du compte les deux tiers des emplois. 

Broc respire plus que jamais au rythme de sa grande fabrique. En 1932, sur 84 licenciés, il y a 34 Brocois. Mais la production chute encore plus rapidement que les effectifs. On s'efforce d'atténuer, dans la mesure du possible, les affres du congé. On essaie le chômage partiel, qui permet bientôt d'éviter les licenciements. Dans ce contexte, la semaine de 48 heures, introduite dès 1919, ne marque qu'un progrès relatif.

Au début des années soixante, on retrouve le niveau de 1929 (1200 personnes en 1963). La révolution technologique des années septante semble avoir désormais stabilisé les effectifs autour de cinq à six cents personnes. 

 

Quant à Alexandre Cailler, et pour revenir à l'oeuvre du fondateur qui a profondément marqué la première génération ouvrière brocoise, il faut souligner l'influence morale très stricte qu'il exerça sur son personnel. Et c'est là sans doute une autre similitude avec le boss américain Henri Ford. Il y a donc, d'abord, un devoir d'obéissance du salarié que compense un devoir de patronage de l'employeur. Une sorte d'allégeance moyennant le social. Ici l'homme lige est ouvrier. Il doit être pratiquant, sobre, de bonne moralité. Aux portes de l'usine, on sait que les soeurs tiennent un home réservé aux jeunes ouvrières qui fonctionnera jusqu'en 1950. Rappelons que selon Cailler lui- même, le home doit avoir une "action charitable, chrétienne, et moralisatrice au milieu (du) personnel".

Mais il est fait au prolétaire un autre devoir sacré: ne pas se syndiquer en-dehors de l'association agréée par la direction. Il faut attendre la "paix du travail" de 1937, un an après la disparition d'Alexandre Cailler, pour qu'une convention collective soit signée, prévoyant notamment les premiers congés payés, en dehors du samedi après-midi. Le patron, en échange, garantit l'entretien à son ouvrier par le salaire qu'il lui verse; il assure protection par des prestations sociales dispensées au gré de la conjoncture.

 

L'un habite le village ou le quartier ouvrier, l'autre réside à la villa, à distance. Certes, ici la villa n'est pas un palais. Tout juste une espèce de grand chalet suisse affublé d'une sorte de chapelle un peu baroque ce qui contribue sans doute à conforter ses occupants dans des sentiments patriotiques et religieux, puisant aux sources de l'architecture montagnarde et sacrée: une double légitimité rehaussée par le heimatstyl.

La résidence d'Alexandre Cailler se tenait à bonne distance de son usine, certainement pour être au calme. Mais afin d'avoir toujours un oeil sur la fabrique, il plaça son beau-frère et allié depuis l'installation de l'usine, Jules Bellet,  juste à côté de cette dernière. C'était une très belle demeure, peut-être même plus cossu en apparence que celle de Cailler par son style et avec son étang. Malheureusement, elle fut démontée au début des années 1970. A la place, aujourd'hui, on y trouve le parking visiteur. Les seuls restes rappelant la maison et l'étang sont un petit parc avec les arbres qui bordait la propriété déjà à l'époque.

 

On ne parle pas, au village, de la vie privée des maîtres. On chuchote seulement. Comme les princes des sociétés d'Ancien Régime, les chefs d'entreprise de la première révolution industrielle incarnent un ordre et une morale qu'il importe de préserver à tout prix. Mais si l'accès de la villa, derrière ses haies, reste réservé - les domestiques en reviennent non sans fierté avec des descriptions emphatiques - le patron conserve des moeurs simples. Pas de grand train. On le voit à bicyclette. Il fraye avec ses ouvriers, partageant avec eux son pique-nique, au coin d'un atelier, s'entretenant avec chacun, au besoin en allemand ou en italien. Il en tire plus que de la popularité: une véritable affection, sa meilleure légitimité sans doute. Par ailleurs, le patron joue le rôle d'un véritable mécène, dans le cadre d'un associationnisme culturel et sportif renouvelé: il subventionne les sociétés locales, parraine leurs drapeaux, récompense leurs champions, enorgueillit leurs tableaux d'honneur.

Le paternalisme d'Alexandre Cailler reste en fin de compte dans la ligne du catholicisme social, du moins lorsque la conjoncture le permet. Dans le cas contraire, on procède par licenciements, avec une indemnité de deux mois de salaire: quand il s'agit de sauver l'entreprise et accessoirement de préserver les profits, - quoiqu'ils aient été parfois sacrifiés - la logique du capitalisme libéral reprend ses droits. D'autant que Cailler ne peut bientôt plus lutter seul contre les aléas conjoncturels. Face aux protectionnismes de toutes sortes, à la concurrence, la concentration est la voie obligée. La fusion de 1911 avec Peter et Kohler prélude à l'incorporation au trust Nestlé, en 1928, ce qui met définitivement un terme à l'expérience pionnière de capitalisme social et familial conduite par Alexandre Cailler. 

Par ailleurs, l'introduction de l'embauche saisonnière, après la guerre de 39, permettra de tempérer les effets conjoncturels sur l'emploi tout en fournissant des salaires ménages de la région. 

 

(Broc, Village de Gruyère, Pierre-Philippe Bugnard)

Usine électrique
Villa Bellet
Chalet Cailler
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