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GRUYERETTE

Oyez, bonnes gens d'ici, la dolente histoire, que les ménestrels ont souvent contée.

Dans une contrée charmante perdue au sein de vertes montagnes, arrosée de sources limpides et jaillissantes, vivait, souveraine ou châtelaine de ce petit pays pastoral, une bergère nommée Gruyerette. Elle était belle comme le jour, bonne comme la fleur du lait que les pâtres mettent dans un petit baquet pour offrir dans leurs chalets hospitaliers, charmante comme le roselier qui fleurit en juin dans les hauts pâturages, mais d'un caractère inconstant. Son visage gracile avait le velouté de la belle étoile qu'on cueille dans les rocailles alpines.

A sa naissance, la fée du Moléson, sa marraine, avait placé dans sa bercelonnette piquée de gentianes et de boutons d'or les présents les plus beaux mais aussi les conseils les plus sages.

Dans son château, perché sur la colline féodale de ce pays de pastours, Gruyerette, la châtelaine choyée de tous, laissait couler sa vie heureuse. Charitable à l'excès, elle s'oubliait elle-même pour les autres, se plaisant sans cesse à rendre service à chacun. Elle aimait les plaisirs et s'y livrait sans retenue, oublieuse des conseils de la fée de la montagne. Prends garde, avait dit celle-ci, le goût du plaisir te sera fatal un jour. Mais l'insouciante pastourelle, qui ne songeait qu'à jouir du présent, méprisait les avis de sa marraine, ne croyant pas au mal qu'elle ne soupçonnait point. Et pourtant quand les vents soufflaient sur la vallée de la Sarine, elle entendait une voix aérienne et pourtant insistante, toujours la même:

"Prends garde, deux ennemis te guettent qui veulent ta perte.

Prends bien garde, ma petite..."

Aux confins du pays enchanté où Gruyerette régnait en

suzeraine, vivait Fribourga la sorcière, maîtresse d'un 

grand domaine, avide de richesses et qui employait la

malice ou la science du diable pour les augmenter. A

cette intention, elle était sans cesse occupée au milieu

d'effrayants rochers, taillés en précipices, à faire cuire des

drogues dans un immense chaudron autour duquel elle

dansait une valse infernale. Or c'était de l'or que l'on trouvait

au fond du chaudron ensorcelé quand il avait bouilli sept jours et

sept nuits durant. Et l'imprudente pastourelle s'était liée d'amitié avec la sombre sorcière de l'Uechtland.

Gruyerette recherchait les aventures. Elle aimait voyager constamment en tous pays étrangers au sien. Il arriva qu'un jour d'orage, elle se perdit dans les rochers où Fribourga, était occupée à ses sortilèges. Elle frappa au logis de la sorcière juste au moment où celle-ci vidait le contenu de sa chaudière dans une immense escarcelle: il n'y avait pas moins de cent mille écus d'or.

La bergère ouvrit de grands yeux avides. Deux yeux perçants, diaboliques l'observaient. Elle avait précisément besoin d'une forte somme, car son amour du plaisir et de la dépense la laissait souvent désargentée. Elle sentit s'allumer en son âme la convoitise de l'or.

Elle hasarda:

- Me prêterais-tu quelques-unes de ces pièces d'or?

- A ton service, prends et retourne dans ton castel, mais, n'oublie pas l'échéance, dans trois ans... dit-elle avec un mauvais sourire.

Et Fribourga glissa les écus d'or dans l'aumônière de Gruyerette qui partit radieuse et insouciante pour rentrer dans sa vallée solitaire. Tout à sa joie elle n'entendit pas les ricanements de sa prêteuse, pas plus que la voix de la bonne fée du Moléson qui lui cria, lorsqu'elle grimpa la colline où se dressaient les tourelles de sa demeure médiévale:

- Gruyerette, ma pauvre enfant! prends garde au chaudron de Fribourga la sorcière!

Plus loin, au levant des hauts sommets qui forment la limite du petit empire pastoral de la bergère, vivait le géant Berno. C'était un colosse taillé et velu comme un ours. Avec cela, fière mine et portant longue et forte épée qu'il maniait habilement de ses mains puissantes; aussi était-il

redouté à plus de cent lieues à la ronde. Fribourga la sorcière, elle-même, en avait peur car moult fois elle avait senti la vigueur de ses poignets lorsqu'il avait failli lui ravir son précieux chaudron. 

Les terres de Berno, comme celles de Fribourga, touchaient à celles de Gruyerette; mais il n'avait eu jusqu'alors aucune relation avec cette dernière.

Un jour que la gente pastourelle était allée en visite chez sa voisine, Berno entra chez la sorcière qui lui présenta Gruyerette.

On fit connaissance. Le géant prêta grande attention aux charmes de la nouvelle venue, l'examina avec plaisir, lui témoigna beaucoup d'attentions, et lui offrit ses bons services.

Il lui tendit sa main large et velue, disant:

- Ma gente amie, si dame Fribourga fabrique de l'or dans son chaudron, moi, j'en fais avec mon épée et je possède dans mes coffres de riches trésors. Si donc un jour votre escarcelle était vide, pensez à moi, je serais heureux de vous obliger.

Gruyerette remercia et mis ses petites mains dans les siennes. Berno les pressa fortement et d'une voix gutturale qu'il essayait vainement d'adoucir, lui dit:

- Vous feriez une gentille femme dont je me gaudirais volontiers.

Toute rougissante, la jouvencelle, tête basse, ne vit pas la satanique grimace qui plissa les lèvres de sa voisine, ni les babines gourmandes de celui qui voulait être son protecteur pour la mieux perdre ensuite.

Elle s'en retourna ravie de sa rencontre, mais tout entière à ses pensées, elle n'entendit point ou du moins resta sourde à la voix qui lui clamait dans la nuit, lorsqu'elle gravit le mamelon où se dressait son château:

- Gruyerette, ma mignonne, prends garde, les grosses mains du géant Berno ne rendent jamais ce qu'elles ont saisi.

En ce temps là, Gruyerette fit un grand voyage chez un des plus puissants rois de la terre. Eblouie par les flatteries dont elle fut entourée, fascinée par l'éclat d'une cour magnifique où le plaisir est maître, elle perdit toute prudence et se laissa aller au tourbillon des jouissances les plus effrenées et les plus ruineuses. Et, tellement, qu'un jour elle vit avec stupeur que les écus d'or de Fribourga la sorcière avaient fondu comme neige au soleil.

Ses amis ou plutôt les amis de son or l'abandonnèrent alors et elle s'en revint bien dolente et seulette au pays vert qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Elle se l'avouait à elle-même, disant:

- Bien sûr, j'ai tout perdu, mais j'ai encore de bons amis là-bas. J'irai les voir, Berno, le géant, ne m'a-t-il promis assistance?

De retour au pays natal, elle alla rendre visite sur les rives de l'Aar au géant protecteur, afin qu'il lui vînt en aide, ainsi qu'il l'avait promis.

Elle trouva son hôte occupé à compter une grosse somme d'or qui remplissait une vaste peau d'ours.

- J'ai besoin d'or, dit-elle, mon aumônière est vide et j'ai pensé à votre promesse...

- Je t'attendais; voici des écus qui rempliront ton aumônière; dans deux ans tu me les rendras...

Gruyerette partit enchantée, sans remarquer le sourire narquois de son prêteur.

En rentrant au pays du Moléson, elle fit encore la sourde oreille à la voix tutélaire qui, suppliante, lui disait:

- Gruyerette, Gruyerette, prends garde! Berno te dévorera dans le chaudron de Fribourga, prends garde! prends garde!

L'an d'après, la pastourelle avait dépensé en plaisirs, en aventures, en frivolités tous les écus d'or de son escarcelle.

Un soir de novembre, alors que la neige tombait à gros flocons, chassée par la bise hurlant sa complainte près des tours et des chemins de ronde de son haut manoir, un soir d'automne, où triste, esseulée, abandonnée, désargentée, elle pleurait larmes amères près de la grande cheminée sans feu, la porte du castel s'ouvrit violemment. Elle vit entrer le géant vêtu de sa pelisse brune et la sorcière portant son chaudron sur l'épaule. Tous deux avaient l'air sinistre dans la pénombre de la grand'salle.

C'étaient comme deux fantômes effrayants. Ils tendirent silencieusement leurs mains, prirent les siennes qu'ils ne lâchèrent point. L'âme de Gruyerette était pleine de terreur, de sombres pressentiments... La pauvrette voulut se dégager; vainement...

- L'échéance est là, rends-nous l'or que nous t'avons prêté, dirent les deux créanciers.

- Je ne puis, gémit Gruyerette épouvantée; pitié! je suis toute éplorée et sans un sol.

Un coup de tonnerre ébranla alors l'antique manoir de la base au faîte et le géant, saisissant Gruyerette par la taille, la plongea dans le chaudron de la sorcière où elle fut changée en or que se partagèrent Berno et Fribourga.

Et le peuple, son bon peuple du pays vert, la pleura.

Certains soirs d'automne, on croit ouïr encore la voix plaintive de Gruyerette, la prodigue pastourelle de céans, la châtelaine aimée du pays des liaubas, charmante contrée qu'arrose la Sarine entre le Moléson mjestueux et le sombre Vanil Noir.

Elle vient reconnaître, hélas! le pays vert dont elle fut la châtelaine aimée, le comté qui n'est plus. 

 

(Le Vieux Chalet, Clément Fontaine d'après Jos. Michel)

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