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L'INCENDIE DE BROC

L'incendie de 1890: Broc rayé de la carte!

Ce dimanche soir 27 juillet 1890, le pèlerinage dominical de la paroisse à Notre-Dame des Marches s'est achevé dans la bonne humeur coutumière. Maintenant, le village est endormi sous un belle nuit claire. La brise descend des hauteurs. Il y a dans la contemplation de ces maisons paysannes, contre leur église, dans leurs vergers, sous leur montagne, comme un abîme de sérénité. Toute l'éternité du monde rural. Une communauté d'hommes recouvrant ses forces pour les durs labeurs du lendemain. Un instant de repos après la sanctification, avant de reprendre le collier.

C'est une demoiselle de la cure qui aperçoit l'incendie! Vers minuit un quart. Le prieur Demierre arrive parmi les premiers sur les lieux du sinistre. Déjà, les flammes ont embrasé plusieurs bâtiments. Les maisons sont très rapprochées: il y a bien la façade sur la rue, en pierre, mais la grange attenante est en bois; la toiture en bardeaux. Les auvents qui chevauchent et tout autour de grands tas de bois s'adossant aux murs. Chaque maison est ainsi. Tout va y passer.

On téléphone à Bulle: "venez vite, le village flambe"! Le tocsin ameute les Bullois: "des hommes, des hommes, à Broc, à Broc!" Il faut traverser la forêt de Bouleyres, vallonnée, sinueuse, sombre. 

A minuit et demi, la compagnie de secours s'ébranle. Déjà, on aperçoit du chef-lieu l'immense colonne de feu qui fait écran devant la Dent de Broc, embrasant ciel.

De l'autre côté, des hauteurs de Bataille, un témoin contemple le spectacle, saisi d'effroi: à gauche, grande pyramide de mille mètres, la Dent de Broc étincelle de la base au sommet, comme sous les lueurs d'un gigantesque feu de bengale. Au loin, le château de Gruyères scintille sur sa colline. Une fantasmagorie. Seulement le crépitement des flammes: aucun autre bruit, sinon le hurlement lugubre d'un chien; et puis l'horloge de l'église qui s'évertue à sonner paisiblement la demie!

Sur place, c'est l'enfer. Les trois fontaines du village alimentent chacune une pompe pendant quelques minutes. On organise une chaîne jusqu'à la Sarine. Cela fait bien quatre cents mètres. Quand tout fonctionne, il est déjà trop tard!

A la cure et au Château d'en Bas on accueille les enfants et les femmes sinistrés, la plupart en chemise, sans chaussures. Il faut rattraper ceux qui errent dans les prés, affolés, la terreur dans les yeux.

En une heure, deux tiers des Brocois sont ruinés: plus de maison, plus d'écurie, plus de grange, plus de récolte. Tout est calciné. La désolation. Seuls six ménages sont assurés! On a sauvé peu de choses: des meubles épars, le bétail, tout de même.

Les pompiers ont réussi à préserver quelques bâtiments: l'Hôtel de la Grue, mais les salles et le café sont très endommagés par l'eau, ainsi que la Pinte des Montagnards avec ses caves à fromage. Les bâtiments sauvés bénéficiaient d'une toiture de tuiles. Les Bourgs de l'Auge et d'en Haut ont aussi été préservés. Au matin, le spectacle est déchirant. De l'école à l'église, tout est détruit: 42 toits et 32 maisons calcinés. L'Hôtel de Ville et l'Etoile, l'école, la poste. Plus d'état civil plus de cadastre. Plus de télégraphe, plus de téléphone. Presque plus rien!

Une odeur de calcination, insupportable. La circulation est difficile au milieu de la chaleur étouffante des décombres qui se consument.

Des curieux remplis de compassion, les bras ballants, croisent les visages marqués des sinistrés, brûlés, consternés. Partout des hommes égarés, des femmes qui se lamentent, des enfants qui sanglotent.

Abattus, la plupart se résignent. La Pinte est pleine à craquer. Un conseiller d'Etat prodigue ses encouragements. Bientôt, tout le gouvernement est là, le préfet. On remet un chèque de 1500 fr. à la commune. Le prieur reçoit les larmes aux yeux un télégramme du cardinal Mermillod qui offre 1000 fr. aux sinistrés. 

On porte en terre les restes carbonisés des quatres victimes de la nuit. Il faut faire face. L'entraide est spontanée. De la cure, des maisons épargnées, de Bulle, de toute la contrée, on fournit des vêtements, des vivres... Des villages voisins, les paysans livrent des fournées de pain. Des secours parviennent de partout, des étrangers en villégiature dans la Gruyère, des journaux de toute la Suisse... Le fruit des collectes organisées dans le canton et au-delà permettent de parer au plus pressé.  

A l'automne, la commune obtient du Conseil d'Etat l'autorisation de faire une coupe de bois misé par les sinistrés. Le 2 novembre, le plan de reconstruction du village est adopté en Assemblée communale; le 29, on nomme une commission pour dresser un nouveau registre de l'état civil et le 19 janvier 1891, l'Assemblée communale approuve le plan de reconstruction de l'école!

Le récit manuscrit d'un jeune ouvrier italien, un des seuls témoi gnages directs du désastre de 1890, et que détenait une habitante de la commune a malheureusement été égaré.

Reste la question des causes de l'incendie. Des soupçons ont été portés sur une personne qui aurait provoqué l'incendie par négligence. On a dit que le feu a commencé dans telle grange. On a échaffaudé des hypothèses, établi des relations avec tel autre sinistre... Dans le village circulent les histoires les plus extravagantes. On vous raconte aujourd'hui encore, avec toute la conviction nécessaire, qu'un voleur déguisé en armailli, un peu fou, aurait mis le feu en laissant tomber sa chandelle, sans doute surpris. Quelques années plus tard, on l'aurait froidement abattu alors qu'il rôdait autour d'une maison isolée! Toujours est-il que les Brocois n'ont pas fini de vivre l'angoisse du tocsin, ni même la grande amertume du glas.

 

(Broc, Village de Gruyère, Pierre-Philippe Bugnard)

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