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L'AGE D'OR

Au pays de Gruyère, il n'est pas de tableau plus émouvant, plus pittoresque, que la montée des troupeaux vers l'alpage.

La montagne nourricière se pare lentement. Le jour, la nuit, dans la fraîcheur de mai qui s'éveille, on entend sur les routes le bruit joyeux des clarines. 

Un grand troupeau de vaches pie-noire déroule sa théorie sous la conduite du buébo, fier comme Artaban... Les clochettes suspendues au cou des bêtes provoquent un tintamarre assourdissant. Fleurie, la plus belle vache, s'avance consciente de sa qualité. Les armaillis sont fêtés.

De toutes parts, des mains amies se tendent vers eux et maintes "gracieuses" accourent pour fleurir leurs "capettes". 

Selon la tradition, ce spectacle était encore plus attrayant autrefois :

l'alpe était prospère, l'armailli avait moins de peine, le pays était d'une richesse inouïe. C'était alors le glorieux temps de l'âge d'or. 

A en croire les vieilles légendes, il fut une époque heureuse entre toutes. Les fruits de la terre abondaient. Les hommes vivaient dans le plus agréable bien-être. Les bergers pouvaient mener paître leurs troupeaux jusqu'aux sommets les plus élevés. Les avalanches n'y semaient point la mort. Les plantes vénéneuses, si dangereuses pour le bétail, étaient inconnues. Les bêtes étaient de superbe taille, les vaches surtout. Elles avaient une telle abondance de lait qu'on les trayait trois fois par jour dans les étangs. On y levait la crème à l'aide d'une embarcation. 

On vit, en cet âge merveilleux, paraître des géants. Ils étaient d'une taille phénoménale. Quand ils s'asseyaient sur une chaîne de montagnes, leurs jambes pendaient sur les versants, comme deux masses gigantesques. Un seul de leurs souliers suffisait à servir de pont pour traverser la Sarine. S'ils respiraient par un temps froid, leur haleine se répandait en brouillard sur le pays. 

Mais, à cause de la méchanceté et de la jalousie des hommes, des vices de certains pâtres - venus, dit-on, de la plaine, - de leur avarice et de leur brutalité, les géants s'en sont allés. Dès lors, les plus beaux pâturages se transformèrent en éboulis. La richesse et le bonheur des bergers déclinèrent d'autant que leur malice et leur ingratitude s'accroissaient. L'opulence d'autrefois ne devint plus qu'un souvenir. 

L'âge d'or avait vécu... 

 

(Clément Fontaine, tiré de L'Age d'Or Au Pays de Gruyère, Editions Fribourgeoises 1933)

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